De Venise à New York, nous avons essayé d’interviewer « sérieusement » Abel Ferrara à propos de New Rose Hotel. Si l’entretien « normal » s’est avéré quasiment infaisable, nous avons en revanche côtoyé un personnage attachant, certes chaotique, mais dont la déglingue masque une sorte d’extralucidité faisant tout le prix de son uvre de cinéaste.
Publier une interview en bonne et due forme d’Abel Ferrara relève de l’impossible ou du prix Pulitzer. Ce qui n’aurait aucune importance, ce qui serait même plutôt sympathique dans un système médiatique où tout artiste est désormais sommé de s’expliquer et d’expliquer ce qu’il a voulu faire ou dire, si cette incapacité à s’exprimer autrement que par ses seuls films ne se retournait pas contre lui. Dépourvu de discours organisé sur son uvre, Ferrara court le risque de ne pas être pris au sérieux. Plutôt bien considéré en Europe, malgré ou à cause de son numéro devenu habituel de junkie effervescent et « folklorique », il est ignoré aux Etats-Unis, pas assez commercial et définitivement pas présentable, si peu dans la posture de « l’auteur », serait-il marginal, que tout ce qu’il fait est immédiatement frappé de nullité, devient sujet de moqueries et entraîne des mines navrées. Comment stupéfier un ami, critique américain avisé, fou de Benoît Jacquot et d’Arnaud Desplechin, et pourtant habitue aux différences de perception des deux côtés de l’Atlantique ? En lui soutenant que New Rose Hotel est le meilleur film américain de l’année avec La Ligne rouge de Malick. L’effet est garanti, le fossé se creuse soudain. Dans la dernière livraison de la revue Trafic, l’excellent Kent Jones – puisque c’est de lui qu’il s’agit – évoque « le désespoir qui sous-tend aujourd’hui la vie d’Abel Ferrara, si l’on en juge par son geste autodestructeur consistant a sortir le pauvrement mis en scène et tristement inabouti New Rose Hotel ». Pour l’instant, on se contentera d’objecter à Kent que ses adverbes sont mal placés ou mal choisis et que le désespoir, l’autodestruction et « l’inaboutissement », Ferrara n’a pas attendu ce film pour les placer au centre de son cinéma.
Encore heureux que Kent n’ait pas eu l’occasion de passer une demi-journée avec Abel Ferrara : qu’aurait-il écrit alors ? Tant il est vrai qu’Abel (prononcer Aibeul’) est égal à sa légende de cinéaste déglingué, que tenter de parler avec lui revient à épouser la posture du fan gentiment sadisé par une rock-star un peu trop chargée pour ne pas en devenir décevante, voire pénible. Car une interview d’Abel Ferrara relève de l’anecdote, du « j’y étais ! » pour dîners en ville et futurs petits-enfants, pas du discours. Pour l’analyse, il faudra se débrouiller tout seul, ce qui n’est finalement pas plus mal.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
Festival de Venise, septembre 98.
Les projections de New Rose Hotel se sont si bien passées qu’elles ont failli tourner à l’émeute. Ferrara ne se pointe pas au rendez-vous fixé sur la terrassé de l’Excelsior. « Il a Disparu… », soupire un très british agent de promotion, visiblement habitué à devoir calmer des hordes de journalistes énervés par tant de désinvolture. S’il a daigné se montrer à la conférence de presse (mais pour ne rien y dire…), Ferrara n’a même pas honoré de sa présence le dîner New Rose Hotel. Ce qui n’a étonné personne, et surtout pas Edward R. Pressman, le producteur du film.
Avisant un comparse français d’Abel qui traîne par là, on se présente comme on peut et on obtient aussitôt de petit-déjeuner avec le Maître. Au menu, yaourts italiens, fruits et plusieurs bouteilles d’un bon petit vin blanc. Au sortir d’une nuit qu’on devine blanche et agitée, Abel est relativement en forme et il a grand faim. Entre deux bouchées et trois verres, il consent à parler d’Asia Argento : « Je voulais une actrice jeune et expérimentée. Il y a d’abord eu Mila Jovovich et Virginie Ledoyen. Elles étaient super, mais… Il y a toujours une personne faite pour un rôle. Et même ces filles sentaient que ce rôle était pour Asia. Virginie Ledoyen est venue à New York, nous avons discuté. Ce n’était pas du tout négatif, nous avons passé des moments agréables, mais elle a réalisé que le rôle n’était pas pour elle. Asia, je ne la connaissais pas. C’est d’abord un truc de casting. Je suis un fan des films de son père, Dario. Notamment Suspiria… « Puisqu’on en est aux brunes européennes, et qu’avec Ferrara mieux vaut lancer des noms que formuler des questions, on essaie Béatrice Dalle : « Béatrice n’est pas venue à New York pour discuter, elle est venue parce quelle avait le rôle. On n’envoie pas Béatrice prendre un avion sans avoir le rôle ! Laisse-moi te dire, mon gars : ces femmes sont vraiment fortes ! Béatrice, Asia, ces femmes savent ce qu’elles veulent, et mieux vaut t’enlever de leur chemin ! »
A propos de New Rose Hotel, les réponses favorites de Ferrara tiennent en deux mots: « Exactly! » et « Obviously! ». Il n’est pas contrariant, c’est déjà ça. Pour contourner l’obstacle infranchissable, on essaie les références. Godard, Alphaville ? « Je l’ai vu une centaine de fois. Godard est mon cinéaste favori. » Welles, Monsieur Arkadin ? « Ouais, c’est une bonne analogie. Qu’est-ce qui est vrai, qu’est-ce qui est faux ? » Le personnage de Walken inspiré parle Welles/Quinlan de La Soif du mal ? « Absolument. On ressorti Soif du mal avec un nouveau montage… » Et Abel de se lancer dans une grande explication à propos de Robert Wise, de Welles parti en Amérique du Sud, du film remonté derrière son dos… Manque de pot, il confond La Soif du mal avec La Splendeur des Amberson. Pas contrariant non plus, on n’ose le détromper.
De toute façon, il en amarre et propose une petite promenade à travers le Lido. Ce sera l’occasion de constater qu’Abel ne passe pas inaperçu. Devenu photographe pour touristes, on prend Ferrara en train de poser avec des couples de diverses provenances, beaucoup de Japonais. Lui semble ravi, parle à tout le monde, embrasse un biographe italien qui lui offre son livre et réclame de la bière. Un peu fatigué (le vin blanc, dès le matin…), on s’éclipse après la seconde. Mais rendez-vous est pris pour continuer « l’interview » l’après-midi même, dans sa chambre de l’Excelsior.
Après avoir eu une pensée émue pour les femmes de chambre qui devront effacer toute trace de son passage cataclysmique, l’avoir aidé à retrouver sa chaussure gauche (« Where is my fucking shoe ! ») et contemplé avec lui la vue sur l’Adriatique en échangeant quelques considérations élégiaques (« Nice view… » « Sure, man! »), on se risque à interroger Abel à propos de l’aspect interactif et du sens incertain de New Rose Hotel. « La question, c’est : est-ce que le personnage d’Asia, était un agent depuis le début ? Plus tard dans le film, on se rend compte qu’elle connaissait les mecs. depuis le début. Si on pense qu’elle est un espion, c’est évident qu’elle est là pour les harponner. Mais c’est peut-être aussi tout simplement une chanteuse pute complètement innocente qui peut se faire buter à la fin ! C’est toute la beauté de cette histoire. 95 % des gens croient que c’est une salope manipulatrice. Je fais partie des 5 % qui pensent que cette fille est clean et qu’elle s’est fait buter dans le labo de Marrakech. C’est un film interactif. Je n’ai pas les réponses à cette énigme. Les réponses appartiennent à chaque spectateur. C’est comme dans la vie, personne ne sait jamais la vérité. C’est ouvert. Mes derniers films sont des cauchemars. Exactement comme dans la vraie vie. Ce ne sont pas des histoires légères ou frivoles! Vingt personnes sont tuées dans ce putain de labo, y compris les scientifiques ! Comment ne pas être hanté par ça Les films doivent être plus grands que le quotidien. C’est en tout cas la conception américaine. Les films sociaux, réalistes, c’en est pas américain. Les films américains doivent être bigger than life. Je suis un cinéaste américain. J’en fais moins que les autres parce que je n ai pas de moyens. Je compense avec des histoires intéressantes. Quand on a du matériel intéressant, on na plus besoin de se cacher derrière le style, les effets, la pompe. »
Epuisé par ce long et inattendu monologue, proféré à l’horizontale, la tête calée par des oreillers et les mains croisées sur le ventre, Aibeul donne des signes évidents de fatigue. Allongé à côté de lui, le magnétophone tendu vers là bouche du Maître, on se dit alors que cette promiscuité commence à devenir un peu gênante… Encore une question sur le mélange 35 mm et vidéo (« Si l’histoire l’exige, je mélange les deux. Le film est aussi une histoire de vidéo-surveillance, donc je mélange »), une sur le choix des sujets (« Je filme les histoires qui m amènent un budget. Pour Body snatchers, on est venu me voir avec un paquet de fric. Je ne choisis pas mes films, les films me choisissent et les budgets décident ») et une sur Ferrara cinéaste romantique (« J’espère bien, mon gars ! »), et il sera grand temps de prendre congé.
Avant de plonger dans un sommeil réparateur, Ferrara aura encore l’énergie de nous dire que quelques chambres d’hôtel et trois acteurs peuvent suffire à faire un film (« Si les acteurs sont Asia ou Chris Walken, oui. Dafoe aussi était par fait sur ce film. La partie où il est coincé dans le New Rose Hotel, où il revoit « le film », cette partie a été tournée deux mois après le reste »), et de jurer ses grands dieux qu’il a bien tourné à Marrakech, ce dont on doute fort: « On a tourné à Marrakech, puis on a recréé Marrakech à New York. Comme c’est Marrakech dans le futur, c’est pas grave si ça ressemble à New York aujourd’hui. » Quitte a déconner, et pour qu’Aibeul fasse de beaux rêves théoriques, une ultime question : est-ce que New Rose Hotel peut être considéré comme un « film-cerveau », au sens où l’entendait Gilles Deleuze ? « Evidemment, mon gars, évidemment ! «
New York, avril 99.
Séjournant en ville, on en profite pour prendre les dernières nouvelles d’Abel et tenter de compléter « l’interview » de Venise. Après quelques coups de fil (« Passe me voir, mon gars! »), on déboule dans sa tanière au milieu de downtown Manhattan. La, c’est le boxon habituel : Aibeul est occupé par dix choses à la fois, fait le va-et-vient permanent entre la chambre du fond et le living, reçoit le défilé des copains et des collaborateurs, court après ses chats, jongle avec une balle de baseball et sirote une canette de bière. Au milieu de tout ça, il essaie aussi de répondre à nos questions. Ainsi, quand on remarque un mur de son salon recouvert de noms et de numéros de téléphone graffités au marqueur, il a cette réponse géniale par son mélange d’absurdité et de bon sens : « C’est mon carnet d’adresses, man! On peut paumer un carnet alors qu’on ne peut jamais perdre un mur ! »
On réussit ensuite à approfondir la notion de Ferrara cinéaste romantique : « C’est aussi un film sur l’amour, sur le coup de foudre. La vérité est difficile à trouver mais il faut continuer à la chercher. Si on est un espion, on vit par l’épée et on doit mourir par l’épée. Si on rencontre un soir dans un club une fille qui est à la fois une pute de haut vol et une agent triple, on ne peut pas s’attendre à un happy-end. Ce n’est pas dans ces circonstances-là qu’on rencontre le grand amour. Mais peut-être n’est-elle pas une espionne ? Dafoe s’en tire bien quand même : à la fin, c’est le seul survivant de cette histoire ; il lui reste ses souvenirs. » On essaie aussi de creuser la question des lieux, fondamentale dans le cas de ce film qui invente le nouvel espace-temps anonyme du XXIe siècle. Là, Abel s’anime franchement : « On a tourné à NY, en Espagne, au Japon… Tu as vu Tokyo dans le film, hein ? Le film se passe dans le futur, alors on se fout de l’endroit exact où on tourne. Si on faisait un film se passant à NY dans cinquante ans, NY d’aujourd’hui serait le dernier endroit où tourner ! New Rose Hotel est un film sur des gens qui vivent dans des hôtels, qui quittent à peine les aéroports, qui ne fréquentent que des lieux internationaux anonymes. Ces personnages ne vont pas aller crécher au Chelsea Hôtel, ils vont dans un Hilton ou un Sheraton quelconque. Ce sont des gens anonymes dans un monde anonyme. Alors peu importe où on tourne. Et c’est pour ça que quand Dafoe essaie de se définir sur le plan humain, romantique, il perd son professionnalisme, il se perd, parce qu’il est habitué à l’anonymat. »
New Rose Hotel évoque aussi le pouvoir des multinationales et on se demande s’il faut voir un parallèle entre le personnage d’Hiroshi et la situation de Ferrara, artiste en butte aux gros studios: « Les grosses firmes ont déjà pris le contrôle du monde. Mais malgré tout, il y aura toujours des Hiroshi, des esprits indépendants, individualistes, rebelles. Tant que les multinationales auront besoin des Hiroshi, pas d’inquiétude. Mais je ne me considère pas comme un Hiroshi, personne ne veut de moi (rires)… Va falloir que je mette une annonce dans le Village Voice : « Adoptez-moi ! »
Ce qui étonne toujours chez Ferrara, c’est le contraste entre sa persona d’artiste complètement déjanté et sa production relativement soutenue. Comment réconcilier le type qui tient à peine debout et le cinéaste qui signe un film par an ? Là, Aibeul devient magnifique, donquichottesque : « On pourrait en faire cinq fois plus. Si seulement j’avais les ronds. J’ai fait douze films ; comparé à John Ford qui en a fait cent vingt-quatre, c’est rien ! Tout le monde fait son film par an : Spielberg, Oliver Stone, des dizaines d’autres, mon gars ! Pires ils sont, plus ils en font. Moi, j’aimerais faire une série TV, j’aimerais faire un film par semaine! »
En attendant devoir Aibeul aux commandes d’une sitcom, il a déjà enclenché son prochain projet, Our Xmas (Notre Noël). Le tournage de ce nouveau film est supposé débuter dans les semaines qui viennent et l’équipé de Ferrara est en pleine préproduction. Ce qui nous donne la chance d’assister à un quart d’heure de Ferrara en plein travail de mise en scène : il s’agit de régler la séquence d’ouverture; plan sur un décor victorien de Londres au XIXe siècle ; sous titre cinéma, capable de se indiquant « NY ,1999 » ; travelling arrière de la caméra dévoilant que le décor victorien est celui d’une scène de théâtre. Ferrara s’agite dans son living, manipule des caméras invisibles et dirige des acteurs virtuels, tout en s’engueulant avec son scénariste et son directeur artistique.
Cette scène impromptue permet aussi de commencer à pouvoir joindre les deux images de Ferrara : malgré la déjante, le bordel, les canettes vides et les cendriers pleins, Abel apparaît là comme un homme-cinéma, un type dont le reliquat d’énergie, est tout entier consacré à ses créations, un mec capable de se rassembler complètement quand le cinéma est en jeu. A cet instant, Abel n’est plus l’artiste déglingué qui fait tant frissonner les gazettes mais l’auteur infiniment respectable d’une filmographie conséquente. Passé ce court mais intense moment de travail, Abel prend une guitare et répond à nos questions par des bribes de chansons: la fatigue arrive, il est temps de prendre congé.
{"type":"Banniere-Basse"}