Cinq ans après le succès tumultueux de La Vie d’Adèle, Abdellatif Kechiche revient avec la première partie de ce qu’il envisage comme une longue série de films, Mektoub My Love – Canto uno. Entre angoisses et joie de vivre, il se livre.
Il donne peu d’interviews, s’exprime sur son travail avec parcimonie, et surtout avec une élocution de plus en plus particulière, laissant de longs silences entre les questions et ses réponses. Comme si les nombreuses polémiques qui ont fusé ces dernières années (accusations de tyrannie par une actrice, polémiques sur les conditions de travail sur ses tournages, procès avec un de ses producteurs…) avaient développé une grande prudence dans ses prises de parole, une forme d’inquiétude. Son nouveau film, en revanche, irradie de joie, d’hédonisme et de vitalité. Tandis que tombe le soir dans le petit bureau où il travaille au second film qui fera suite à Mektoub My Love – Canto uno, dialogue sur la justesse, l’utopie et le destin.
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Mektoub My Love est adapté d’un roman de François Bégaudeau. Qu’en reste-t-il dans le film ?
Abdellatif Kechiche — Quand j’ai lu en 2010 La Blessure, la vraie, j’ai vraiment adoré. C’est un récit d’initiation, avec un pur personnage de roman. Dans le sens le plus traditionnel du terme : un jeune homme romantique, qui écrit des poèmes, se cherche, pourrait devenir romancier ou cinéaste. Il fait penser à des personnages de Stendhal, Balzac, Flaubert… Dans le roman français classique, le héros est souvent un garçon qui vient de province, s’installe à Paris, travaille dans l’imprimerie, l’édition, le monde littéraire…
Ce qui m’a aussi touché dans le roman de Bégaudeau, c’est l’atmosphère d’été, de vacances, l’hésitation des désirs et des sentiments. Le personnage s’appelait François et je l’ai rebaptisé Amin. Le roman se passait dans le nord de la France et je l’ai déplacé dans le Sud, à Sète. Parce que c’est la région d’où je viens et que je la connais bien.
Le héros paraît finalement assez autobiographique.
Je n’en suis pas si sûr. Je me suis approprié un personnage conçu par quelqu’un d’autre. Mais je l’ai placé dans des situations que je n’ai pas forcément vécues. Ce qui le définit, c’est sa situation de témoin, d’observateur de ceux qui l’entourent, et de son époque.
Mektoub My Love est peut-être ton film le moins marqué par un substrat politique et social. Comme si tu avais choisi de t’abandonner à une ivresse pure du cinéma : la sensualité des corps, de la lumière…
C’est à peu près comme ça que je l’ai conçu. Peut-être que c’était en réaction aux films précédents, où j’avais abordé des thèmes plutôt douloureux, comme la rupture amoureuse dans La Vie d’Adèle. Peut-être que c’est en réaction aussi aux temps ambiants. Je trouve l’époque très angoissante. Elle me procure un grand malaise. Le film m’a permis de retrouver en moi un état plus léger. J’ai eu le sentiment de fuir vers un moment plus utopiste de ma vie.
Pourquoi le film se déroule-t-il en 1994, qui n’est ni la date à laquelle se passe le roman de Bégaudeau, ni l’époque où tu avais l’âge de ton personnage ?
En effet, le roman de Bégaudeau se déroule en 1986. Et je n’avais pas envie que l’histoire se déroule quand j’avais 18-20 ans. Et ça ne pouvait pas se passer aujourd’hui, car dès le départ mon idée était de raconter la vie de ce personnage sur près de vingt ans. Que le film comporte plusieurs volets, qui permettent de le suivre de 20 à 40 ans, et donc des années 1990 à nos jours. Bon, dans le deuxième film, qui est en cours de montage, on est encore en 1994, donc il faudra peut-être beaucoup de films pour arriver à aujourd’hui (rires). J’aimerais en donner une dizaine encore avec ces personnages. En alternant avec d’autres projets. Tourner une autre histoire, puis le 3 et le 4. Passer à un autre projet, puis faire le 5 et 6…
Est-ce que ta méthode pour traquer cette étincelle de vie, qui fait le prix de ton cinéma, a beaucoup évolué depuis tes débuts ?
Les moyens techniques évoluent mais l’approche du travail est la même. Ça passe par des courants d’énergie entre des gens – les acteurs, l’équipe –, c’est indescriptible, mais quand ça arrive, tout le monde sur le plateau le ressent. La scène où tous les personnages se réunissent devant le restaurant et se préparent à aller en boîte, on a peut-être tourné vingt jours avant qu’elle soit satisfaisante. Ça a été un cauchemar. Mais au bout de vingt jours, mon angoisse est tombée, on avait trouvé quelque chose.
Cette chose, tu l’appellerais comment ? La vérité ?
La justesse, plutôt.
Tu parais de plus en plus attiré par l’idée de trouver des extensions à tes histoires. Par leur durée, par l’idée de leur donner des suites… Mais as-tu envisagé de faire des séries pour la télévision ?
Je me pose parfois la question. Mais je suis trop attaché au dispositif de la salle, à la projection, à la rencontre que constitue le fait d’aller dans une salle. J’ai envie de rester dans le cinéma. Ou pas. Mais si j’arrête, ce ne sera pas pour faire de la télévision.
Tu vas encore dans les salles comme spectateur ?
Non, je ne vois plus de films du tout. Je n’ai plus de temps. Je regarde juste des dessins animés avec mes enfants. Ou par nécessité un extrait pour voir un comédien.
Ça te manque ?
Je dirais plutôt que j’ai décroché, alors que pendant longtemps, j’étais addict. Si ça vous intéresse, je vous expliquerai comment on y arrive (rires). Le dernier film que j’ai vu en salle c’est Mad Max – Fury Road. J’avais adoré les deux premiers, pas le suivant. J’étais étonné qu’il s’accroche à ce personnage. Le film est incroyablement abouti et vibrant.
Lors de la présentation de ton film à Venise, certaines critiques, surtout anglo-saxonnes, ont interrogé le film sur son “male gaze”, c’est-à-dire la masculinité hétérosexuelle normative du regard qu’il pose sur les corps féminins, leur fessier… Tu entends ce reproche ?
“Male gaze” ? Je ne connaissais pas l’expression. ça sonne un peu comme merguez, c’est drôle (rires). Je ne suis pas sûr que parce que je suis un homme, mon regard est masculin. Ni même qu’il y ait de regard masculin et féminin. Certaines cinéastes ont été beaucoup plus audacieuses que moi dans la représentation du corps, de la sexualité. Je pense à Catherine Breillat, Chantal Akerman, Pascale Ferran…
La fascination qu’exerce sur moi un corps féminin est peut-être différente de celle qu’il inspire à une femme. Un corps féminin porte pour moi des images d’abondance, de désir, de fertilité, de volupté. Un corps masculin m’est moins mystérieux. Mais la distinction est fragile. J’ai l’impression que quand je filme des corps masculins, il y a aussi du trouble, de la peau, de la chair… J’ai l’impression qu’il y a du puritanisme dans cette accusation. Ça me dépasse un peu.
Tu disais tout à l’heure que les années 1990 étaient pour toi un moment de plus forte utopie.
Oui, j’ai l’impression qu’à la fin du siècle dernier on pouvait encore rêver d’un monde meilleur. Et qu’on n’anticipait pas le désastre qui se déroule aujourd’hui à l’échelle planétaire. Je ne m’attendais pas à ce qu’il y ait des guerres, que la barbarie soit à ce point de retour. Et que les forces réactionnaires accèdent au pouvoir de façon aussi effrayante. Faire des films dans un tel contexte, c’est sauve qui peut.
“Mektoub” signifie “destin”. Dans La Vie d’Adèle, de façon un peu marxiste, le destin des personnages était surtout déterminé par leur appartenance de classe. Dans ce nouveau film, cette vision est plus spirituelle, métaphysique…
Je m’interroge en effet sur le sens du destin. Est-ce qu’une partie de ce qui nous arrive est décidée à l’avance et une partie nous appartient ? Est-ce que les groupes influencent le destin des individus ? Ce questionnement sera plus développé dans les films suivants. A l’époque de La Vie d’Adèle, j’étais peut-être plus convaincu de cette idée que les structures sociales déterminent les trajectoires individuelles. J’y crois bien sûr, je pense que l’origine sociale est une forme de destin. Mais pas la seule. Le mystère de ces forces m’intéresse beaucoup, c’est une matière très romanesque.
Le cinéma aujourd’hui, c’est un endroit qui te protège de la violence du monde ? Ou est-ce un monde également violent ?
C’est un lieu d’angoisse, bien sûr. Mais qui me protège malgré tout. C’est une angoisse libératrice. L’angoisse assez bourgeoise de ne pas avoir de succès, de ne pas arriver à faire ce qu’on veut, n’est pas la plus difficile à affronter.
D’autant plus que depuis tes débuts, tu as eu beaucoup de succès, de prix, de reconnaissance…
C’est vrai, mais ce n’est pas tout. Ce qui a suivi les récompenses a souvent été très douloureux. Il y a toujours une descente après et parfois, elle est très rapide. Pour La Vie d’Adèle, par exemple : un scandale, des accusations, des insultes… Le succès s’est transformé finalement en cauchemar. C’est pas joyeux. J’espère que la sortie de celui-là sera plus sereine. J’attends un peu de voir d’où ça va tomber (rires).
Tu penses avoir un destin ?
Vous pensez en avoir un, vous ?
Peut-être dans une perspective psychanalytique, oui. Où on est toujours rattrapé par les mêmes scénarios, névroses…
Moi aussi je me pose cette question. Est-ce qu’on ne reproduit pas toujours les mêmes situations sans s’en rendre compte ? J’ai l’impression que votre question au fond est de savoir si la reconnaissance, le succès me rendent heureux. C’est une joie qui dure quelques secondes. Et assez vite, l’angoisse s’y substitue. Quant à la joie de créer, de faire des films, elle est fragile aussi. A la joie de penser avoir réussi une scène, succède la crainte de ne pas arriver à faire la suivante. Donc, les joies se doublent toutes de beaucoup d’angoisse. Mais j’accepte mon destin (rires).
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