Répondant à la commande d’une ONG, Abbas Kiarostami est parti en Ouganda filmer des orphelins. Il en revient avec ABC Africa, cri d’alarme doublé d’une passionnante réflexion sur le statut de cinéaste en danger de tourisme humanitaire. Le 23 mars 2000, Abbas Kiarostami reçoit un fax du Fonds international de développement agricole (Fida), une organisation […]
Répondant à la commande d’une ONG, Abbas Kiarostami est parti en Ouganda filmer des orphelins. Il en revient avec ABC Africa, cri d’alarme doublé d’une passionnante réflexion sur le statut de cinéaste en danger de tourisme humanitaire.
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Le 23 mars 2000, Abbas Kiarostami reçoit un fax du Fonds international de développement agricole (Fida), une organisation non gouvernementale qui lui commande un film documentaire à propos de la situation dramatique des orphelins ougandais. Devant les ravages de la guerre civile et de l’épidémie de sida, le Fida a mis en place un programme destiné aux orphelins, intitulé Uweso (Uganda Women’s Efforts to Save Orphans), et s’appuyant sur l’organisation des femmes en petits groupes de solidarité. La situation est dramatique : l’épidémie a surtout touché les hommes âgés de 15 à 45 ans et le pays compte 1 600 000 orphelins. Pour que cette génération ne soit pas totalement sacrifiée, le Fida tient à sensibiliser l’opinion internationale et propose à Kiarostami de se rendre sur place. C’est le début du film.
En débarquant à Kampala avec deux collaborateurs (Seifollah Samadian et Ramine Rafirasme) et deux petites caméras DV, Kiarostami n’est même pas sûr de pouvoir répondre à la commande. Plongé dans une réalité dont il ignore presque tout, il filme comme on prend des notes et se garde bien du moindre volontarisme : il ne s’agit pas de concevoir le film avant de l’avoir tourné, mais de se mettre en état de disponibilité, le regard aux aguets. C’est un voyage plus qu’une enquête, et il n’y aura pas de rajout d’une voix off ou d’autres béquilles destinées à rendre plus cohérent ce qui a été saisi au vol. Ce que capte le cinéaste au début du film, c’est sa propre distance par rapport à son sujet, thème ô combien kiarostamien, présent dans toute l’œuvre. Cette distance, il faudra la réduire tout en la mettant en scène. Si le 4 x 4 qui l’attend à l’aéroport est un élément bien répertorié de son univers (voir Le Goût de la cerise), et si les travellings latéraux sur le ciel ou les faubourgs de la ville font partie de sa grammaire, ce sont moins des signes de reconnaissance auteuristes que des signes intangibles d’un processus de découverte.
Dès le début, Kiarostami se donne le temps d’approche nécessaire. Son but n’est pas de démontrer tout le tragique de la situation (pour ça, quelques chiffres glaçants suffisent…) mais de trouver son incarnation par approximations successives. Quand il filme son arrivée dans un hôtel de luxe de Kampala, il ne biaise pas avec sa condition d’observateur très privilégié, presque de « touriste humanitaire ». Sa griffe de grand cinéaste consiste à n’avoir besoin que d’un seul plan pour traduire sa position encore beaucoup trop surplombante : de son balcon, il zoome sur la silhouette anonyme d’un homme allongé sur la pelouse. Manière de signifier le chemin qu’il lui faudra faire pour s’immerger autant que faire se peut dans un tissu de réel qui ne se laisse pas pénétrer facilement, autre grand thème kiarostamien.
Cette situation extérieure du cinéaste face à un monde secret qui le repousse, Kiarostami l’a souvent mise en scène. C’était le sujet de son dernier film de fiction, le magnifique Le vent nous emportera (1999), où une équipe de tournage échouait dans sa tentative de filmer un mystérieux rite funéraire. Mais cette faillite servait de vecteur de découverte au sein d’un dispositif des plus savants. Des échecs, ABC Africa en comporte aussi, et l’honnêteté de cinéaste de Kiarostami consiste à ne pas les gommer artificiellement, mais au contraire à les intégrer dans la démarche du film. Après s’être fait expliquer par un responsable en quoi consiste exactement le programme Uweso (regroupement et responsabilisation financière des femmes pour pallier la mort des hommes ou leur irresponsabilité notoire, ils sont d’ailleurs les grands absents du film), Kiarostami se retrouve dans la position du cinéaste qui détient une technologie fascinante face à une masse trop indistincte d’enfants rieurs. Si les machines de l’étranger attirent irrésistiblement les orphelins, lui-même ne peut cacher sa fascination devant tant de souffle vital. Alors qu’il a été choisi sur sa réputation justifiée de grand filmeur d’enfants, Kiarostami résiste mal au tourbillon que crée sa seule présence et se retrouve englouti sous un torrent de joie qu’il peine à dépasser. Accroché à sa DV au milieu des gamins, il manque de recul et ses images flirtent parfois avec le clip humanitaire d’excellente volonté. C’est la seule partie faible du film, celle où le cinéaste ne peut qu’enregistrer l’ambiguïté de sa position et les clichés qu’elle draine, danses et claquements de mains compris.
C’est en passant peu à peu du trop général au très particulier que Kiarostami fait d’ABC Africa un vrai film de cinéaste. Au hasard de ses promenades, il utilise alors toute l’acuité de son regard pour dépasser les apparences et livrer un véritable état des lieux, du drame ougandais comme des possibilités du cinéma devant une telle situation. Enfin autorisé à filmer des visages de jeunes femmes, soudain très loin de son autocensure iranienne quant à ce motif interdit, il dévoile son propre appétit sensualiste, le temps du regard-caméra, d’une inconnue au marché, tout en dénonçant sans hausser le ton la folie criminelle de l’Eglise qui combat l’usage des préservatifs et continue de prôner la virginité comme seul moyen de combattre l’effrayante propagation de l’épidémie. A ces mots d’ordre absurdes répondent les images d’un mouroir, où le corps d’un enfant est évacué dans un linge et un morceau de carton. Aux slogans Kiarostami appose les regards des malades, et son assistant le filme en train de filmer cette souffrance. Loin de vouloir se faire oublier dans le décor, l’homme à la caméra ne cesse d’affirmer sa présence, soudain aux prises avec les travaux pratiques qu’évoquaient ses plus grands films théoriques. Comme toujours en pareil cas (mais ces cas sont si rares…), la puissance militante du film ne souffre pas de la forte présence de son auteur. Tout au contraire, elle en sort renforcée, comme si les tâtonnements et les doutes du cinéaste ne faisaient que renforcer l’ampleur et la complexité du sujet abordé.
ABC Africa monte en puissance à mesure que Kiarostami se libère à vue, devant nos yeux de ses inhibitions de cinéaste intimidé par la gravité de son sujet. Survient alors la séquence inouïe des éclairs qui viennent zébrer de blanc l’obscurité où sont plongés le cinéaste et son assistant lors d’une coupure d’électricité, jusqu’à la découverte au petit matin d’un paysage détrempé. En ajoutant sa voix à son image, et en affirmant encore davantage son génie plastique, Kiarostami achève de conférer à son film toute la singularité nécessaire. Et chaque enfant de sortir de la situation générale, que ce soit le bébé qui va bientôt vivre dans l’Autriche de ses parents adoptifs (où il risque d’avoir d’autres problèmes…) ou le gamin qui ploie sous le poids d’un fagot trois fois plus gros que lui, pour devenir un personnage à part entière, qui n’illustre ni ne démontre quoi que ce soit, sinon la déchirante fragilité de leur propre destin. Tout cela vu par un cinéaste qui sait mieux que personne que pour prétendre restituer une parcelle du monde, il faut d’abord parler de son rapport au monde et en inventer la forme adéquate. Cri d’alarme, ABC Africa est aussi l’histoire de cette recherche sans fin. C’est pour ça qu’on l’entend avec autant de force et de clarté.
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