Il y a neuf ans, au cœur de l’été, décédaient le même jour deux géants du cinéma, Ingmar Bergman et Michelangelo Antonioni. Et voilà que recommence la malédiction des mois de juillet meurtriers pour les grands cinéastes : deux jours après Michael Cimino, l’Iranien Abbas Kiarostami rend à son tour les clés de son séjour terrestre.
La carrière d’Abbas Kiarostami a été aussi longue et profuse que celle de Cimino fut fulgurante et gâchée, mais là s’arrêtent sans doute les comparatifs. Kiarostami laisse un corpus immense, aussi singulièrement persan qu’’universellement perçant.
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L’enfance chez Kiarostami
https://www.youtube.com/watch?v=ntg7SUPEpv4
Son début de carrière est un peu flou pour nous spectateurs français. Une flopée de documentaires, de fictions courtes, que l’on découvrira plus tard à l’occasion de festivals ou rétrospectives. On se souvient personnellement du Passager, sur un ado d’un bled misérable qui tente de réunir une somme pour payer son voyage à Téhéran afin d’assister à un match de football : ancrage dans l’Iran profond réel, attention à l’enfance, acteurs amateurs, simplicité du style, complexité d’un regard qui transforme la trivialité quotidienne en leçon philosophique et politique, (presque) tout Kiaro est déjà là.
On retrouve tous ces ingrédients dans Où est la maison de mon ami ?, le film par lequel le public français a vraiment découvert le cinéaste, en 1987. On y suit le trajet physique autant qu’existentiel d’un petit garçon qui tient à rapporter à son copain de classe son cahier de devoirs car ce dernier risque d’être exclu s’il ne rend pas sa copie. Le dépouillement du style, l’attention au « petit » peuple iranien, le trajet initiatique d’un enfant, le thème de la solidarité, évoquent immanquablement le néo-réalisme et Kiarostami est étiqueté comme un Rossellini iranien.
Films-concepts et travellings en 4X4
Mais en 1990 Close-up change un peu cette donne. En contant l’histoire d’un imposteur qui se fait passer pour le cinéaste Mohsen Makhmalbaf, en brouillant la frontière entre fiction et documentaire, Kiarostami prouve qu’il n’est pas qu’un épigone rossellinien mais un réalisateur extraordinairement intelligent et retors, un cinéaste théoricien qui a réfléchi à quelques enjeux cruciaux et contemporains du cinéma comme la notion de vrai et de faux, d’enregistrement et de simulacre, ou l’impossible neutralité objective des images. Celui qu’on prenait pour un pur bazinien est aussi un cousin lointain de Welles, Godard ou De Palma.
Dans les années 90, peut-être ses plus fructueuses sur le plan du succès commercial et de la notoriété, Kiarostami revient à des films moins conceptuels que Close up en enchaînant des merveilles comme Et La vie continue, Au travers des oliviers ou Le Vent nous emportera. Il y invente une figure de style qui lui est propre, le travelling en 4X4, les vitres et le pare-brise constituant autant d’écrans dans l’écran.
Avec ce véhicule qui associe dans un même mouvement la motricité de la voiture et celle du cinéma, le cinéaste sillonne les collines, sentiers et raidillons d’une province montagneuse dévastée par un séisme et prend le pouls de ses habitants, comme une radiographie sauvage de son peuple. Plutôt poétique que frontalement politique, cette série de films donne néanmoins de l’Iran une image infiniment plus complexe et sympathique que celle, sinistre, renvoyée par le régime des mollahs.
Un cinéaste palmé pour une métaphore proustienne
Le chef-d’œuvre de ce segment de l’oeuvre est sans doute Le Goût de la cerise, justement récompensée d’une palme d’or à Cannes en 1997 (partagée avec L’Anguille d’Imamura, quelle paire !). Sillonnant un paysage désertique et montagneux au volant de son 4X4 tel les Dupondt tournant en rond dans le désert de Tintin au pays de l’or noir, le personnage est en quête d’un être qui voudrait bien l’enterrer après son suicide ! Jamais a-t-on filmé la dépression et le désir d’en finir de cette façon. Dans cette antichambre de la mort en forme de road-movie, le personnage repense aux poètes persans, notamment à celui qui évoquait le goût de la cerise tel une réminiscence proustienne, ou une métaphore sexuelle.
Ce film magnifiquement sombre, déchirant, se termine dans un cercueil par un fondu au noir… mais en fait, non. Un ultime plan montre Kiarostami, son comédien et son équipe en train de préparer joyeusement un plan. On retrouvait là in extremis l’auteur de Close up qui nous rappelait que tout cela n’est que du cinéma, de la représentation, un simulacre, une catharsis – qui n’en exprime pas moins des choses essentielles et profondes. Coda légère pour film extrêmement sombre.
Ten, un chef d’oeuvre expérimental
Après un documentaire sur les ravages du sida en Ouganda (ABC Africa), Abbas Kiarostami entame les années 2000 par un nouveau cycle expérimental. C’est le coup de maître de Ten, dix séquences où une femme conduisant sa berline dans Téhéran prend dix passagères successives. A travers ce dispositif à la fois très simple et très conceptuel, Kiarostami passe en revue la société iranienne versant féminin, et c’est peu dire que les femmes persanes correspondent peu au modèle de « vertu » cloné en uniforme noir que voudrait imposer le régime et sa police des mœurs. Ten est un coup de force à la fois formel et politique.
https://vimeo.com/118269969
Viendra ensuite Five, dans lequel le cinéaste pousse à fond sa veine contemplative, poétique, abstraite : une série de plans-séquences fixes sur un rivage, une promenade de bord de mer, la nuit sur un lac pendant un orage… Kiarostami observe des formes, des mouvements, des gens et objets, du temps qui s’écoule, les éléments, sans dialogues, ni situation, ni psychologie, en restant obstinément et volontairement à la surface des choses.
A la lisière de l’art contemporain, Five se rapproche d’autres activités créatrices du cinéaste comme la photo ou la poésie, qui sont publiés en ouvrages et qui ont été montrés au centre Pompidou lors d’une exposition qui lui fut consacrée en 2007 (conjointement au cinéaste espagnol Victor Erice).
Juliette Binoche et Kiarostami
Au bout de cette décennie 2000, on sentait le cinéaste à cours d’inspiration et de projets de films, comme s’il avait épuisé toutes les possibilités des principaux filons de son inspiration. C’est en tournant à l’étranger qu’il retrouvera sensations et vigueur, sans atteindre la grâce de Où est la maison de mon ami ? ou Au Travers des oliviers, ni la force conceptuelle de Close up ou Ten, ni la puissance du Goût de la cerise. Copie conforme a des airs de film de vacances chic en Toscane et décline un peu grossièrement le thème de la copie, y compris par son mode de récit dédoublé, mais le désir de Kiarostami de filmer Juliette Binoche et les vieilles pierres toscanes est palpable.
Son ultime film sera finalement le japonais Like someone in love, coda gracieuse et légère mettant aux prises un vieux professeur, une étudiante qui fait la call-girl pour arrondir ses fins de mois et son petit ami jaloux. La vieillesse et la jeunesse, la solitude, l’amour et le sexe tarifé, l’intellect apaisé et la violence pulsionnelle, la vie et la mort : sous l’aspect d’une fable modeste tous les enjeux d’une vie humaine sont posés là, délicatement, comme dans une assiette de sushis.
Percer l’être persan
On avait rencontré plusieurs fois le maître de Téhéran. Toujours protégé par le double filtre de ses éternelles lunettes noires et de son interprète, Kiarostami se livrait peu, évoquait la politique de façon sibylline (sauf dans les dernières années), ne parlait que de ses films sans jamais donner le sentiment d’aller au fond des choses. Il a toujours été courtois mais distant, mystérieux. Difficile de percer l’être persan. Mais au fond, cela n’est pas important.
L’essentiel, c’est l’œuvre, protéiforme (docus, fictions, courts, longs métrages, photos, poèmes, installations…) qui contient toutes les questions, réponses et non réponses au sujet de Kiarostami, qui nous regarde d’aussi haut que celles des poètes persans.
Abbas Kiarostami écrivait lui-même des poèmes extraordinaires, magnifiques haïkus version iranienne, comme celui-là : jour merveilleux de la naissance, jour amer de la mort, quelques jours au milieu.
https://www.youtube.com/watch?v=H7fD8l5V8VI
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