A tombeau ouvert, le dernier film de Martin Scorsese, ennuie encore plus qu’il ne déçoit. La faute à une redondance thématique, doublée d’un cruel manque d’inspiration mal camouflé par des images d’un spectaculaire pâteux. Comme tous les mauvais films ennuyeux, A tombeau ouvert (Bringing out the dead) n’a que l’ennui qu’il sécrète à proposer : […]
A tombeau ouvert, le dernier film de Martin Scorsese, ennuie encore plus qu’il ne déçoit. La faute à une redondance thématique, doublée d’un cruel manque d’inspiration mal camouflé par des images d’un spectaculaire pâteux.
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Comme tous les mauvais films ennuyeux, A tombeau ouvert (Bringing out the dead) n’a que l’ennui qu’il sécrète à proposer : comment il s’installe, comment il fonctionne, comment il invente sa propre durée, comment il se déploie et s’autoproduit à l’infini, et rien d’autre, seulement son ennui, uniquement le sien. Alors que les bons films ennuyeux et il y en a plein, certains sont de purs chefs-d’œuvre, presque tous les grands films d’Antonioni, Le Songe de la lumière de Victor Erice, un film sublime d’ennui, ou dernièrement Les Noces de Dieu de João César Monteiro, et M/other de Naburo Suwa , utilisent l’ennui qu’ils distillent pour perturber celui qui ose s’y soumettre. Rivés dans leur ennui, leur seul et authentique sujet, traité de fond en comble sans chercher ni dérivatif ni décoration, ceux-là ne cessent d’ouvrir des brèches en s’offrant comme objets de contemplation, c’est-à-dire qu’ils savent nous contempler en train de nous ennuyer à leur ennui : c’est très fort. Sommé de penser à autre chose, leur spectateur tend à s’échapper, à se laisser distraire non pas par le film, qui ne veut pas en entendre parler, mais par le peu qu’il lui reste pour s’en sortir : lui-même en face du film, ses petites affaires privées, tout ce qu’il était censé laisser à l’entrée de la salle pour s’immerger à l’aise dans le divertissement choisi, ce que vient de lui dire Untel, ce qu’il a pensé d’Unetelle, que sais-je ? Quand on dit avoir pensé à autre chose pendant un film, ou pendant n’importe quel spectacle (les arts vivants de la scène, théâtre et danse, étant particulièrement propices à la dérive des consciences), c’est immédiatement pris comme une critique dépréciative, une offense contre le créateur. Alors que les grands films ennuyeux se mettent justement en quatre pour rendre possibles ces échappées qui finissent toujours par le rattraper, qui ne semblent s’éloigner de lui que pour mieux le suivre, et laisser le spectateur soi-disant ennuyé dans l’état de serpillière tremblante de celui qui vient d’accomplir un véritable voyage cathartique, avec ses tours et ses détours aléatoires et infiniment personnels. Les grands films ennuyeux sont autant de portes ouvertes sur la vie, le cinéma, le film et son spectateur, dans un mouvement où liberté rime avec rigueur, et dont on ne s’évade que pour mieux retomber dans ses larmes.
Ce trop long préambule pour dire que A tombeau ouvert, le dernier film de Martin Scorsese, n’est pas un grand film ennuyeux, mais seulement un mauvais film, un film chiant ou emmerdant, comme on voudra. Car le vrai ennui, lui, n’est jamais ennuyeux, jamais vraiment. Reste à tenter de comprendre comment le cinéaste américain le plus constamment passionnant de ces trente dernières années en est arrivé là, à un film si douloureusement stérile et si complaisant, hermétiquement clos sur lui-même, si lourdement autoréférencé qu’il n’accorde et ne s’accorde aucune entrée et aucune sortie, mais seulement le spectacle pénible de son propre piétinement. Comme souvent chez Scorsese, A tombeau ouvert est d’abord l’histoire d’une routine, d’un éternel recommencement, avec ses gestes mécaniques toujours répétés et son ressassement binaire (sauver ou ne pas sauver, la sainteté ou le gouffre, les encore vivants et les déjà fantômes). Cette fois, le héros n’est ni chauffeur de taxi, ni boxeur, ni gérant de casino, mais ambulancier new-yorkais, chargé d’amener ses patients vivants à l’hôpital le plus proche, payé pour sauver des vies.
Ecrit par Paul Schrader, qui n’avait plus collaboré avec Scorsese depuis La Dernière Tentation du Christ, le film ne permet que de rêver à ce qu’il aurait dû être : un approfondissement dans l’âge mûr de la thématique de Taxi driver ou Raging Bull en même temps qu’une redécouverte d’une ville qui a beaucoup changé depuis 1975. Mais A tombeau ouvert refuse toute contemporanéité (un carton le situe au début des années 90, quand le quartier de Clinton s’appelait encore Hell’s Kitchen) et toute observation véritable. Muni d’un scénario trop simpliste et outrageusement connoté « chrétien » (Marie-Madeleine souffrante, le mauvais larron crucifié, la Vierge adolescente, la naissance du Christ, Lazare mort et ressuscité, tout y passe, ils sont venus, ils sont tous là), Scorsese essaie vainement de transformer de la pure routine en un spectacle scintillant. Terrorisé à la seule idée d’ennuyer en suivant un personnage qui, en bon héros scorsésien, rêve de métamorphoser sa petite vie médiocre en un exemple édifiant (côté religion) ou clinquant (côté spectacle), il omet le long passage de l’une à l’autre, et fait de chaque attitude une grimace, de chaque pensée malheureuse un trip, et de chaque intervention nocturne un clip. Pour parvenir à ses fins, et chercher à distraire le spectateur de l’aspect forcément morne et monotone du travail devenu mission, il multiplie les effets et cherche à varier au maximum les stations de l’interminable rédemption du personnage interprété par Nicolas Cage, en roue libre dans le genre air fiévreux et yeux hagards. Il s’agit que tout le monde comprenne la même chose au même moment (mission accomplie, sur l’air de « qui veut la fin veut les moyens »), et surtout que personne ne s’ennuie (c’est raté, énorme bide public et démolissage critique en règle aux Etats-Unis).
Jusqu’à Kundun compris, la catastrophe précédente, les personnages de Scorsese parvenaient encore à conserver une certaine opacité dans leurs pires excès. C’est ce qui les rendait si intéressants, si irréductiblement étranges. Alors que dans ce film, l’ambulancier tourmenté par ses fantômes se lit comme un scénario ouvert, ses visions sulpiciennes venant suppléer l’explicisme de la voix off si nécessaire. Le sujet christique n’est pas traité mais asséné à grands coups d’effets stroboscopiques, de nuages
et de voitures en accéléré, et de grues bien inutiles, sans parler de la répétition lourdaude du « visage pour un autre », sans doute le pire gimmick du film, celui où se ressent l’affolement panique du manque d’inspiration derrière la redondance généralisée. Il ne s’agit pas de reprocher à Scorsese de se répéter, puisque presque tous les grands cinéastes ne font finalement que ça, mais de chercher à camoufler la parodie de lui-même sous un déluge d’effets jamais justifiés, de variations artificielles et de poses emphatiques. A tombeau ouvert sent le manuel scorsésien « strictly by the book », comme disent les flics ou les infirmiers des séries américaines , le bréviaire d’un auteur impuissant qui a fièrement assimilé toute l’exégèse qu’il a suscitée, animée ici à grand peine par des tentatives hasardeuses de diversion vers le cinéma hollywoodien dominant.
Le cinéma, et celui de Scorsese encore plus qu’un autre, est surtout la science de ses propres effets, c’est entendu. Mais que reste-t-il d’un film juke-box qui n’est plus qu’une somme d’effets sans causes ? Que ressent-on devant un gigantesque pléonasme animé qui ne cherche qu’à camoufler vaille que vaille sa nature profonde ? De l’ennui, justement, mais un ennui sans issue, aussi peu fécond et aussi tristement attendu que l’inévitable Pietà qui manquait encore à la laborieuse déclinaison du manuel scorséso-schradérien, et qui vient clore le film dans un gros soupir de soulagement. Heureusement que les fantômes ont eu l’excellent Sixième sens pour se consoler un peu. Car quoi de plus sinistre qu’un fantôme qui s’emmerde à mourir ?
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