“Claude Chabrol, suspense au féminin” regroupe les versions restaurées de cinq films du cinéaste, au sommet de son art en disséqueur des infamies de la bourgeoisie.
Candidate aux élections municipales, Anne Charpin-Vasseur (Nathalie Baye) se rend avec son second de liste dans un immeuble HLM pour faire du porte-à-porte. La politicienne est de plus en plus mal à l’aise, et pour cause, chaque porte s’ouvre sur un univers maintenu jusqu’ici hors de sa vue : les pauvres. L’une des portes s’ouvre sur le visage amène d’une jeune femme, les bras chargés d’un nourrisson. A l’intérieur du vétuste appartement, cinq enfants planté·es devant la télévision.
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L’envers absolu du théâtre impeccablement tenu de la bourgeoisie
Anne, en professionnelle, se fige dans un sourire attendri, ravale son dégoût. Dans la pièce d’à côté, un vieil amnésique réclame sa soupe : “C’est mon beau-père, il peut plus se lever, faut tout lui faire. – Ça doit être dur, mais dimanche il va falloir venir voter !” Les deux candidat·es s’éclipsent, troquent leurs sourires hypocrites contre un air horrifié – “Ça me rend malade tout ça.” La séquence, tirée de La Fleur du mal (2003), vaut comme programme chabrolien : la lutte entre le sale et le propre qui recoupe une autre opposition, la vie et la mort.
C’est bien ce qui épouvante Anne et son bras droit: d’avoir vu la vie croître au-delà du raisonnable, d’avoir vu une jeune femme pauvre, débordée, mais souriante. Cette porte s’est ouverte sur le monde des vivant·es, par définition pas très net, l’envers absolu du théâtre impeccablement tenu de la bourgeoisie – repas à heures fixes et non négociables, nappes blanches, domestiques en charge de gérer tout ce qui a trait à l’organique.
Ça brûle les yeux parce qu’elle, la bourgeoisie, a appris depuis toujours à gérer ses déchets, quels qu’ils soient : les sales petits secrets du roman familial jusqu’aux vêtements qu’elle ne porte plus. Dans La Cérémonie (1995), une scène répond idéalement à la séquence de La Fleur du mal : Sophie la gouvernante (Sandrine Bonnaire) et Jeanne la postière (Isabelle Huppert) font du porte-à-porte et récoltent des vêtements pour le Secours catholique.
Une vieille dame leur tend un sac-poubelle, Jeanne rouspète: “On va pas prendre n’importe quoi, on n’est pas à la décharge municipale !” Les deux bénévoles vident son contenu : des conserves périmées, une poupée en plastique décapitée, des vêtements sales. Elles trient, jettent les frusques à la tête de la vieille dame comme pour lui mettre le nez dans sa merde.
Chez Chabrol, la propreté, l’exactitude sont très souvent le signe d’une inhumanité qui ne dit pas son nom
Leurs métiers respectifs les placent d’ailleurs dans une position privilégiée d’observation : l’une fouille le courrier, l’autre écoute aux portes, toutes deux témoins de ce rapport embarrassé que la bourgeoisie entretient avec sa propre crasse : motus et bouche cousue. On refoule, on cache, on donne aux pauvres… mais plus pour longtemps, car ça commence à déborder.
A revoir les cinq films rassemblés dans le coffret que sort Carlotta, c’est ce qui frappe: chez Chabrol, la propreté, l’exactitude sont très souvent le signe d’une inhumanité qui ne dit pas son nom, les prémices d’un film zombie. Et il y a un corps qui dit cela, plus éloquemment que les autres: le cinéaste a trouvé en Isabelle Huppert la cristallisation absolue de sa mise en scène et de sa morale – une manière de montrer le propre pour dire le sale.
Elle-même le pressent, dans un entretien inédit qu’on trouve dans les bonus (nombreux et passionnants) : “J’ai toujours eu l’impression qu’il écrivait ses scénarios pour moi, même s’ils n’étaient pas pour moi.” En sept films ensemble, l’actrice a le temps de parfaire sa partition : cette netteté du jeu, cette qualité de vide qu’il semble réclamer, sans le dire, de tous·tes ses acteur·trices (on peut voir, dans les bonus, Huppert et Chabrol se moquer de la méthode Actors Studio) : un corps comme une maison parfaitement tenue, un jeu comme une nappe blanche dont on devine qu’elle recouvre impeccablement la boue du mal.
Le plateau, les tasses et le thermos rempli d’un chocolat chaud bourré de somnifères
Dans leur chef-d’œuvre commun, Merci pour le chocolat (2000), Chabrol n’a jamais été aussi frontal dans sa manière de commenter cela : le propre, c’est le mal. Et Huppert en robot ménager, monstre de bienséance toujours aux petits soins, Mika ou la rémanence de Mrs. Danvers, l’inquiétante gouvernante de Rebecca d’Hitchcock (qui semble obséder Chabrol) : un sommet d’affabilité, et donc de perversité. Chaque soir, Mika inaugure la même cérémonie : le plateau, les tasses et le thermos rempli d’un chocolat chaud bourré de somnifères – succession de gestes machinaux, exécutés tous les jours à la même heure. Elle empoisonne son monde, mais avec le sourire.
https://www.youtube.com/watch?v=KrAP8ExGKOA
L’envers exact d’une autre scène : dans La Cérémonie, Jeanne saccage la chambre de ces bourgeois·es de Lelièvre, déchire les vêtements, renverse une pleine carafe de chocolat sur le lit – comme une flaque d’excréments sur les draps blancs. Le carnage final souille tout le salon, c’est ce qui vient en premier à Sophie : “Je vais tout ranger.” Reste que chez Chabrol, chez Huppert, en un rituel génialement pervers, chaque geste est détourné de sa fonction initiale et il faut savoir le retourner comme un code secret : salir, c’est purifier.
Coffret Claude Chabrol, suspense au féminin (Carlotta) L’Enfer (1994), La Cérémonie (1995), Rien ne va plus (1997), Merci pour le chocolat (2000) et La Fleur du mal (2003) 50 €
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