Au début, tout est normal. Anaïs a 13 ans, elle est trop grosse, et se raconte des histoires à défaut de pouvoir les vivre. Elle suit « comme un boulet » sa grande sœur, Eléna, 15 ou 16 ans, ravissante, en attente affamée du loup qui la prendra au coin d’un bois. Très vite, elles rencontrent un […]
Au début, tout est normal. Anaïs a 13 ans, elle est trop grosse, et se raconte des histoires à défaut de pouvoir les vivre. Elle suit « comme un boulet » sa grande sœur, Eléna, 15 ou 16 ans, ravissante, en attente affamée du loup qui la prendra au coin d’un bois. Très vite, elles rencontrent un beau jeune homme, qui ne saurait être qu’italien, donc retors et prédateur. Avec son acuité de regard habituelle, Breillat saisit tout ça d’un seul mouvement « attrape-tout » : l’ennui des vacances, la médiocrité du décor, des parents d’une honnête banalité, la rapidité du flirt, sous les yeux faussement écœurés et vraiment envieux d’Anaïs, condamnée au rôle de témoin et d’alibi. La présence constante de la grosse petite sœur, qu’elle soit complice torturée ou pourvoyeuse de sages conseils, confère au film la distance adéquate, son nécessaire point de réflexivité. Anaïs endosse notre regard de spectateur-voyeur, gêné autant que fasciné d’assister à toutes les étapes d’une initiation sexuelle qui lui rappelle forcément quelque chose.
Par le biais d’Anaïs, nous assistons aux délicates négociations qui précèdent la défloration. Rien de graveleux dans ce dispositif, mais la captation presque clinique du poids de la fatigue sur les corps, leur beauté juvénile qui se fane à mesure que la nuit avance, et les circonvolutions du discours du séducteur, relayé par l’audace soudaine de la jeune fille quand il vient à se tarir. Cette histoire est éternelle, chacun est dans son rôle, personne n’est jugé. Et les dialogues sont si justes, si magistralement communs, qu’ils renvoient chaque spectateur à ses propres expériences, à ses « premières fois » toutes personnelles. Ce qui a pour effet d’accroître la gêne tout en renforçant l’identification. Le reflet est aussi précis que le miroir cruel.
Si A ma sœur ! n’était que ça, ce serait déjà un grand film. Mais ce serait oublier que le « naturalisme » de Breillat ne parvient à ce degré de vérité des êtres filmés qu’en se fondant sur une extrême sophistication. Au lieu de tenir sur une seule note vériste, il mêle diverses approches paradoxales, qui se contredisent autant qu’elles se complètent, pour donner au film sa forme déroutante, bien camouflée sous la crudité frontale du propos. Au lieu de le rendre hétéroclite, cette série de perturbations et de mélanges confère au film son inquiétante familiarité, avant de lui permettre de déraper vers le conte cruel.
A ma sœur ! quitte les rivages du naturalisme à la française pour se jeter dans le fantastique social et le suspense horrifique. De ce point de vue, la fin prématurée des vacances pour cause de défloration découverte par l’autorité familiale et l’interminable voyage de retour constituent le sommet du film. Alors qu’Eléna est en larmes, et qu’Anaïs geint de façon continue à propos de ses vacances gâchées, la mère devient de plus en plus hystérique de jalousie, et roule à tombeau ouvert sur une autoroute saturée de camions de plus en plus menaçants. Breillat fait durer cette séquence jusqu’à la rendre insoutenable d’angoisse et de tension. C’est cette torsion entre la banalité d’un élément guère inquiétant en lui-même et son filmage phobique qui conduit le film jusqu’à un final proprement stupéfiant, d’une violence si inattendue et paroxystique qu’il prend le risque de détruire tout ce qui vient de se dérouler pour commencer un autre film, soudain placé sous le signe de l’ogre et de ses victimes sacrificielles. A ma sœur ! est donc moins le récit détaillé d’un dépucelage estival qu’une immersion graduée dans un univers plein de terreurs et de monstres.
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