Un livre-somme faramineux, qui dévoile toutes les faces complexes du grand John Ford.
La voici donc, grâce aux bons soins de l’Institut Lumière, cette bio à l’américaine, bien volumineuse, de John Ford, dont on attendait la traduction depuis sa publication aux Etats-Unis en 2001. Et on n’est pas déçu. Joseph McBride nous livre tout, sans détour : les contradictions de ce mauvais père de Ford (un jour rooseveltien, fiché par le FBI, le lendemain infâme réactionnaire ami de Nixon), ses mensonges, sa méchanceté, ses doutes, son rapport distancié aux femmes, ses amours transies ou non (avec Katharine Hepburn), et puis évidemment, au centre de tout cela, l’essentiel, un décorticage en règle passionnant de ses films (notamment La Prisonnière du désert, dans une belle analyse) que l’auteur semble connaître par cœur et qui furent, contrairement à ce que Ford voulut parfois faire croire, la grande affaire de sa vie. Ce qui fait sans doute le prix de cette somme richissime sur l’un des plus grands artistes américains du XXe siècle, nourrie de nombreux témoignages, c’est que McBride, qui a travaillé à ce livre, “par intermittence, pendant plus de la moitié de (sa) vie”, nous livre à la fois la vérité et la légende, parvenant tantôt à faire le tri entre les deux, s’avouant tantôt vaincu face aux affabulations en tout genre derrière lesquelles Ford et ses amis surent toute sa vie le protéger – impossible par exemple de savoir quels furent ses vrais derniers mots avant de mourir. A-t-il dit une prière ? A-t-il, après que le prêtre lui eut donné l’extrême onction, dit “Cut!”, ou bien “Et maintenant, est-ce que quelqu’un va me donner un cigare ?” Car c’est là que se trouve Ford, et peut-être tout homme, dans ce face-à-face entre ce qu’on sait de soi et ce qu’on veut bien en dévoiler. A la page 21 du livre, on peut lire : “Entre deux films, (Ford) sombrait dans des beuveries destructrices. Enfermé dans son bureau, il s’enveloppait dans une couverture et lisait, écoutait de la musique, pleurait, buvant à s’en rendre malade. Finalement, quand il émergeait, c’était pour prendre la direction de l’hôpital. Sa femme ou un domestique brûlait la couverture.” A la page 64, il y a une photo de Ford enfant, habillé en marin. Il est beau, son regard intense. Le vrai John Martin Aloysius Feeney, alias John Ford, ce réalisateur “de westerns” (mais pas seulement) qui savait si rapidement passer de la comédie au drame, se situe entre les deux. Le mérite de McBride est de réussir, avec empathie mais sans complaisance, à mettre en scène ce déchirement et à nous le faire partager.