De la Nouvelle Vague à Hollywood, des projets les plus insensés aux innovations techniques les plus radicales, Barbet Schroeder a traversé cinquante ans de cinéma sans jamais se laisser enfermer dans le moindre cadre. Rencontre à Paris alors que sort son nouveau film, “Amnesia”.
Les beaux quartiers de Paris, fin juillet, pas loin du Trocadéro. Les avenues sont désertes. Les voitures semblent errer à la recherche d’on ne sait quel mystère, quel personnage disparu. Un lourd parfum modianesque flotte dans l’air très chaud. Barbet – prononcer “Barbey” – Schroeder nous attend dans le bureau de “la patronne” (comme il l’appelle affectueusement), Margaret Menegoz, qui dirige Les Films du Losange depuis 1976, fondés en 1962 par Schroeder et Rohmer.
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“Pour y voir plus clair”
Schroeder, c’est la classe. A un peu plus de 70 ans, il arbore toujours cette élégance naturelle, ces traits fins qu’il a toujours eus (déjà dans La Boulangère de Monceau d’Eric Rohmer, dont il jouait le rôle principal). Droit, svelte, éternel pantalon de treillis chic, chaussures de sport high-tech et fines, chemise claire. Il ne lui manque que son habituelle casquette à longue visière. Comme s’il était toujours prêt à partir sur le terrain, en guerre, en baroudeur de luxe. Et toujours rasé (cheveux, barbe) de près. Il porte beau, comme on dit. Trop lisse ? Son cinéma a trop de reliefs pour qu’on s’y trompe.
Mais nous ne sommes pas venus seulement pour admirer son chic. Comme il nous le rappellera, Barbet avait répondu au fameux questionnaire de Libération ordonnancé par Serge Daney, “Pourquoi filmez-vous ?”, par : “Pour y voir plus clair”. Nous sommes là pour la même raison. Sans aucune curiosité malsaine, mais dans le but un peu naïf de chercher à percer quelques zones d’ombre qui nous travaillent, chez cet homme qui entretient le mystère avec un plaisir qu’il ne cherche pas à dissimuler.
Barbet Schroeder possède dans le cinéma une image tout à fait singulière. D’abord, cette image est internationale, chose rare pour un cinéaste installé en France depuis plus d’un demi-siècle. “Je me suis aperçu en relisant mes agendas que je ne reste jamais plus de quinze jours dans la même ville”, s’amuse-t-il, assez fier.
Il a tourné en Europe évidemment (Amnesia, tourné à Ibiza, en est la nouvelle preuve), en Afrique (Général Idi Amin Dada, autoportrait), en Amérique du Nord (Barfly, Le Mystère von Bulöw, etc.), en Amérique du Sud (La Vierge des tueurs), en Océanie (La Vallée), en Asie (Inju, la bête dans l’ombre, son avant-dernier film). Un cinéaste ouvert sur le monde.
Un goût assumé de liberté
Même constat du point de vue historique : bien que familier, très familier, jusqu’à les avoir produits, des cinéastes de la Nouvelle Vague (le film à sketches Paris vu par… de Godard, Rouch, Pollet, Chabrol, Rohmer, Douchet, devenu le parangon et d’une certaine façon la conclusion du mouvement), il ne s’est jamais considéré comme faisant partie de cette bande (il faut dire qu’il avait en moyenne près de vingt ans de moins) qu’il fréquentait depuis les années 50, et semble même avoir mis un point d’honneur à ce qu’on ne les confonde pas.
Non par rejet ou mépris, mais sans doute par un goût totalement assumé de liberté. Jusqu’à réussir à faire oublier que le plus suisse n’est pas celui qu’on croit : pas Godard, mais lui (même si sa mère, qui a aujourd’hui 99 ans, est allemande, comme on l’apprend dans Amnesia).
Cette ambiguïté se retrouve dans tous ses films, en tout cas les meilleurs : avec une évidente fascination pour son sujet (la drogue, le retour aux racines, la sexualité, les révolutions, l’humanité et l’animalité, etc.), souvent dans l’air du temps, et un regard critique très cru.
Si More décrit les joies de la drogue, il en montre aussi la déréliction et la fatalité létale. La fascination pour le retour au paradis terrestre de jeunes bourgeois hippies de La Vallée aboutit à un constat à peine amer, mais d’échec. Etc. Il n’y a guère d’illusions dans ce cinéma qui a souvent voulu saisir les utopies de son époque, et même sans doute rêvé et essayé d’y participer.
Plus ironique que cynique
Même chose du côté documentaire : le cinéaste fait corps avec ses “personnages” (le dictateur ougandais Idi Amin Dada, par exemple), apparemment sans distance, adhérant à tout ce qu’ils dévoilent, mais il suffit de regarder ces images faussement objectives et journalistiques, en réalité très cadrées, pour saisir combien ils sont 1) ridicules, 2) dangereux, 3) fous, et que la mise en scène n’a pas participé, jamais, à ces trois états, restant toujours à distance raisonnable.
Même Penny Patterson, l’anthropologue américaine qui a appris la langue des signes à une femelle gorille (Koko, le gorille qui parle), n’échappe pas à la critique par l’image : ce qu’elle apprend à ce grand singe herbivore, c’est surtout la morale Wasp (une certaine conception du bien et du mal) et la nourriture californienne omnivore…
Tout cela est un petit peu pervers ? Le mot serait juste si l’on sentait de la malignité chez Schroeder, mais il est plus ironique que cynique. La honte n’est pas de son monde. Là encore, le cinéaste, surtout le documentariste, ne dissimule rien de son goût pour la manipulation, tout en précisant qu’il ne sait pas toujours qui est le manipulateur ou le manipulé, et que la règle du jeu consiste à admettre que la proie a le droit d’essayer de devenir le chasseur.
De L’Avocat de la terreur, son documentaire génial sur maître Jacques Vergès, il vous dira qu’il ne savait pas toujours très bien où il se situait, si ce n’était pas Vergès qui avait la main. Très fair-play, il rappelle en s’en amusant les circonstances de la présentation du film à Cannes. Vergès avait son attaché de presse, Barbet le sien. Et ils n’étaient pas sur la même longueur d’ondes…
Aucun regard moral
Jouer au chat et à la souris, Schroeder semble adorer cela, mais à condition que Tom et Jerry soient aussi forts l’un que l’autre, sinon quel intérêt ? Où serait l’enjeu, le jeu (sujet de Tricheurs, l’un de ses autres très beaux films sur l’addiction aux jeux de casino) ? Le plaisir ? L’égalité ? Schroeder aime les personnalités dangereuses, leur humour noir, les producteurs “à l’ancienne” qui étaient aussi ses amis et des aventuriers, comme Jean-Pierre Rassam.
Et aime raconter les provocations du milliardaire von Bulöw, dont on ne sait toujours pas aujourd’hui s’il a tué son épouse, et dont Barbet tira un film qui évite bien de prendre parti. Schroeder ne pose aucun regard moral sur les actes de ses personnages : “Ah non, jamais. Ça ne signifie pas que je sois d’accord avec ce que les gens disent et font, mais je ne les juge pas. Je n’ai jamais été comme ça. Je crois que ça fait partie de ma personnalité.”
Il semble n’avoir rien à cacher, pas même son goût pour les “affreux”. Ce qui ne l’empêche pas, quand une question lui paraît sans doute trop intime, de l’esquiver avec un pied de nez juvénile. Pourquoi retrouve-t-on souvent des couples d’amoureux d’âges différents dans ses films ? Du tac au tac : “Je ne sais pas. J’ai toujours été attiré par les femmes plus âgées que moi, sans doute !”
Rien de plus ne percera de l’armure intime schroedérienne, tout cela étant fait avec une nonchalance toujours sympathique, bienveillante. De son amitié avec Paul Gégauff – scénariste de Chabrol, ami de Rohmer, auteur du script de More et de La Vallée, lui aussi connu pour son goût de la provocation et précurseur du “polyamour” –, il dira : “Il m’a appris à ne jamais me prendre au sérieux.” On dirait que la leçon a été profitable, monsieur.
D’où, sans doute, cette capacité à avoir été ami, très ami, avec des gens qui ne partageaient en rien ses opinions politiques. “Je m’en veux un peu d’avoir à une époque, comme beaucoup, soutenu des régimes communistes. J’ai mis du temps à me rendre compte des horreurs auxquelles le communisme a mené, je l’avoue. Mais je me suis un peu rattrapé en produisant le film de Néstor Almendros sur la persécution des homosexuels à Cuba, Mauvaise conduite… On s’engueulait beaucoup sur le communisme avec Rohmer !”
Une nouvelle envie, un nouveau désir
Et puis il y a quand même cette suprême élégance qui consiste à faire comme si tout était simple. A jouer sans cesse sur l’idée qu’il serait un cinéaste de circonstance, appréhendant le film suivant comme un nouvel enjeu, sans plan de carrière (une nouvelle envie, un nouveau désir), et une évidente connaissance de tous les rouages de la production, de la technique et de la mise en scène cinématographiques.
Barbet Schroeder aime la technique, y voit même la source majeure de l’apparition du cinéma moderne dans les années 60, peut tout expliquer de l’apport considérable que fut l’arrivée du son direct dans le cinéma de la Nouvelle Vague (au départ totalement postsynchronisé) ou de la couleur (il produit le premier Rohmer en couleur, La Collectionneuse). Il revendique d’avoir été le premier cinéaste à tourner un film de cinéma en numérique avec La Vierge des tueurs.
Mais il a aussi tout assimilé de l’héritage de Bazin, Truffaut, Godard, ses amis Serge Daney et Jean Douchet. Il écrivit même dans les Cahiers du cinéma. Mais rien ne fut compliqué. “Je ne suis pas producteur, j’ai produit des films que j’avais envie de voir produits.” En toute simplicité.
Ne prenant même pas la peine de rappeler que, sans lui, certains films d’Eustache, de Rivette, de Fassbinder ou de Demy n’auraient peut-être jamais vu le jour. Tout fut simple. En 1969, les Pink Floyd, alors son groupe préféré, composent la bande-son de More. “Je leur ai demandé, ils ont accepté, l’album a été un succès. On a recommencé sur La Vallée…” That’s all, folks.
Influence hitchcockienne
Autre question ? A la fin des années 80, il part travailler aux Etats-Unis, et finalement s’y installe (Los Angeles puis New York, pour prendre un peu de distance). D’abord pour tourner Barfly, d’après Bukowski, avec Mickey Rourke et Faye Dunaway. Il pénètre le système hollywoodien, qui l’a toujours attiré, pour démarrer une sorte de carrière de cinéaste de studio, de genre, abandonnant sciemment le final cut si cher aux cinéastes européens.
Il tourne cinq films, assez inégaux, plutôt sous influence hitchcockienne (comme JF partagerait appartement ou Calculs meurtriers). Comment y est-il parvenu ? Il a essayé, ça a marché. Il aura ainsi pu diriger Meryl Streep, Sandra Bullock, Jeremy Irons, Glenn Close, Nicolas Cage et Samuel L. Jackson, Bridget Fonda et Jennifer Jason Leigh et même s’amuser à faire jouer ensemble deux petits jeunes, Michael Pitt et Ryan Gosling, dans un duo qui rappelle La Corde.
Récemment, Barbet Schroeder a aussi réalisé deux épisodes de la série Mad Men. Rien que ça. “Je me suis proposé, ils ont accepté. J’ai adoré, j’ai beaucoup appris. Pourtant, le rôle de réalisateur est totalement subalterne, ce sont les écrivains les rois, mais je l’acceptais et c’est pour ça que j’y allais.” Sans ego. La modestie alliée à l’art de l’esquive.
Le cinéaste du pouvoir
Comment bouleverser ce trop bel ordonnancement (si peu agaçant, en réalité) ? La critique présente souvent Schroeder, à juste titre, comme le cinéaste du pouvoir. Les rapports de domination le fascinent de toute évidence et il s’est souvent expliqué sur ce sujet, arguant que cet intérêt lui viendrait de son incapacité personnelle à entretenir ce genre de rapports avec les gens, y compris dans le domaine professionnel (il a en horreur les castings, dit-on).
En revoyant ses films, nous sommes surtout frappés par leur violence, le danger, les risques réellement physiques, mortels, que le cinéaste a souvent pris pour les produire et les réaliser. Rappelons-les brièvement : interviewer un tyran africain qui a le crocodile facile (Amin Dada), enquêter sur un avocat sulfureux lié aussi bien à l’extrême gauche qu’à l’extrême droite, et sans doute à des services secrets multiples (Vergès), aller filmer dans les quartiers les plus dangereux de Bogota sous la “protection” des trafiquants de drogue les moins rigolos de la planète, où la vie ne vaut rien pour personne (La Vierge des tueurs)…
Moins risqué sans doute, mais tout aussi impressionnant, filmer de vraies séances de sadomasochisme avec sa propre épouse dans le rôle de l’exécutante (Bulle Ogier dans l’admirable Maîtresse), un sujet alors totalement inédit et tabou dans le cinéma “commercial” de l’époque, dans une société pompidolienne quand même encore très catholique… Sans doute pas évident à vendre à un distributeur ou au grand public.
Pourtant, Barbet Schroeder s’amuse de la violence, ou ne veut pas en parler. Parce qu’elle fait partie de la vie ? Et que sa curiosité l’emporte sur ses craintes ? A force d’insistance, il lâche du bout des lèvres avoir toujours su maîtriser la peur, mais qu’il l’éprouvait, oui, bien sûr, face au danger. Mais il sourit. Un ange (ou un petit démon) passe.
L’habitude du spectacle de l’horreur
Sans doute faut-il remonter à son enfance en Colombie. Barbet est né à Téhéran mais il a vécu à Bogota jusqu’à ses 11 ans, suivant, avec sa mère et sa sœur, son père au gré des missions de géologue de ce dernier. C’est là qu’il découvre la violence, à laquelle il retournera pour réaliser La Vierge des tueurs en 2000.
L’époque est à la révolution dans ces années 40. Mais les flingues du film n’ont pas encore pris la place des machettes. Et Barbet de vous raconter comment, enfant, il assista allègrement à quelques découpages de rue, quelques décapitations en deux temps, tchac à gauche, tchac à droite. Il sourit en le racontant. Viennent soudain à notre esprit les images du début de La Vie criminelle d’Archibald de la Cruz de Luis Buñuel : un enfant voit sa bonne se faire tuer sous ses yeux par une balle révolutionnaire perdue…
Comment ne pas voir que Barbet Schroeder a acquis très tôt l’habitude du spectacle de l’horreur, qui ne l’effraie pas tant que cela… Il raconte aussi avoir eu davantage peur des mots que prononçaient ses camarades de collège quand il arriva en France après le divorce de ses parents : “Ils criaient ‘Du sang, du sang !’, et ça me faisait peur. Parce que le sang, je l’avais vu, moi, en Colombie, et je m’attendais à ce qu’il ressurgisse pour de bon puisqu’on l’appelait.”
Barbet Schroeder n’a pas peur de la peur. Il s’approche d’elle, tout au bord, pour la regarder de près. C’est là qu’il faut peut-être regarder pour trouver la vérité, retrouver une certaine pureté perdue (Rohmer, Gégauff, et même Godard ont partagé cet héritage romantique allemand). Peut-être, comme l’écrivait Kleist à la fin de Sur le théâtre de marionnettes, citation célèbre rappelée dans La Vallée : “En conséquence, lui dis-je un peu distrait, faudrait-il encore une fois goûter au fruit de l’arbre de la connaissance, pour retomber en état d’innocence ? – Sans doute, me répondit-il, c’est le dernier chapitre de l’histoire du monde.”
à voir Some More de Victoria Clay-Mendoza, documentaire sur Barbet Schroeder diffusé le 19 août à 22 h 25 sur Ciné+
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