Une série Marvel avec un héros noir, une poignée de jeunes cinéastes en plein essor… Après la vague des années 1970, puis celle de la génération Spike Lee, assiste-t-on à une troisième blaxploitation ? Plongée au sein d’un Hollywood accusé de racisme.
La circulation est interdite ce soir du 9 mars dans une minuscule parcelle de la Bleecker Street, plantée au cœur de la zone gentrifiée de Bushwick, à Brooklyn, New York. Sous les regards attentifs des habitants du quartier, une petite foule de techniciens installe dans la rue les derniers éléments d’un décor de cinéma, tandis que les producteurs veillent à la bonne conduite des opérations.
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Tous sont ici afin de mettre en boîte un épisode de la nouvelle série Netflix, Luke Cage, une adaptation d’un comic-book publié dès les seventies qui raconte les aventures d’une petite frappe de Harlem devenue superhéros. La nuit est déjà tombée sur Brooklyn lorsque l’acteur principal du show, l’imposant Mike Colter, débarque sur le plateau de tournage.
Un superhéros incarné par un Afro-Américain
Plusieurs prises seront nécessaires pour boucler la scène : une violente baston shootée en plan-séquence, impliquant une dizaine de figurants, des chorégraphies explosives et une moto projetée dans les airs par un système de câbles.
Avec ses effets spéciaux délirants et ses costumes kitsch, la scène ressemble à n’importe quelle production Marvel, façon Daredevil ou Jessica Jones. Mais c’est grâce à son casting que se distingue Luke Cage : ici, le superhéros est incarné par un Afro-Américain. Une première dans l’histoire de la télé US.
“On a commencé à travailler sur ‘Luke Cage’ au moment des révoltes antiracistes” Stephanie Maslansky, costumière
Dans les coulisses du tournage de la série, tout le monde a conscience de de l’enjeu. “Il ne se passe pas un jour sans qu’on en parle. On a commencé à travailler sur le projet Luke Cage au moment des révoltes antiracistes de Ferguson, alors la série a très vite pris une résonance politique”, raconte la costumière Stephanie Maslansky, installée à Harlem dans son atelier de création, un petit espace encombré d’accessoires vintage.
En guise d’exemple, elle nous montre un modèle du costume que portera le superhéros de la série : un banal hoodie, ces sweats à capuche devenus l’emblème des crimes racistes aux Etats-Unis depuis le meurtre du jeune Trayvon Martin, abattu par un flic en 2012 au simple motif qu’il arborait ce vêtement.
“C’est plus qu’une fringue, c’est un symbole. Des Noirs se font buter parce qu’ils portent un hoodie ? Bah, nous, on va en faire l’uniforme de notre superhéros, un signe d’affirmation”, s’emballe Cheo Hodari Coker, le showrunner de la série.
“Il fallait que ce soit funky et politique, comme un album de Public Enemy”
A plus de 40 ans, cet ancien journaliste hip-hop a porté seul le projet Luke Cage, qu’il définit comme “un drame inspiré par The Wire”. “Je voulais créer une série de superhéros fidèle à l’univers du comic-book mais avec un style plus réaliste, nous dit-il. Il fallait que ce soit funky et politique, comme un album de Public Enemy.” Prévue pour une diffusion le 30 septembre, Luke Cage sera l’une des curiosités de la rentrée, mais son existence même est déjà une petite victoire.
Avec un budget estimé à 3 millions de dollars et une équipe créative majoritairement noire, la dernière série Netflix confirme l’apparition d’une nouvelle vague d’artistes afro-américains qui espèrent bousculer le vieux monopole blanc à Hollywood.
La tendance s’observe à la télé, via le succès de la série Empire (17,33 millions de téléspectateurs pour le dernier épisode de la saison 1), des créations de Shonda Rhimes (Scandal, How to Get Away with Murder) ou du drama diffusé par la chaîne History, Roots.
“Les choses bougent à Hollywood, au moins statistiquement”
Et le cinéma US suit le mouvement, avec l’émergence de jeunes auteurs tels Ava DuVernay (Selma), Justin Simien (Dear White People), Nate Parker (The Birth of a Nation, hit du festival de Sundance en 2016), Rick Famuyiwa (Dope) ou Ryan Coogler, réalisateur du dernier volet de la saga Rocky, Creed.
“Les choses bougent à Hollywood, au moins statistiquement, note Stephane Dunn, professeure à l’université d’Atlanta et auteur de livres sur le cinéma black. Les artistes noirs ont plus d’opportunités aujourd’hui, ils accèdent à de nouveaux projets. Prenez le cas de Ryan Coogler : après Creed, il s’est vu confier la réalisation du prochain film Marvel, sur le superhéros Black Panther. C’est la première fois qu’un Afro-Américain signe un projet à 200 millions de dollars.”
“Les studios et networks développent tous leurs programmes black” Stephane Dunn, professeure
Le phénomène est tel que certains parlent d’une nouvelle “blaxploitation”, en référence à cette catégorie de films fabriqués majoritairement par des Noirs, pour un public noir. Né dans les années 1970, et popularisé par la mythique saga Shaft, le sous-genre a connu un bref rebond dans les nineties avec l’émergence de Spike Lee et d’une vague de films bis devenus cultes, tel Menace II Society d’Albert et Allen Hughes. “C’est en train de revenir en force aujourd’hui, confirme Stephane Dunn. De nouveaux réalisateurs apparaissent, et les studios et networks développent tous leurs programmes black.”
Pour expliquer ce soudain élan, certains invoquent la multiplication des canaux de diffusion aux Etats-Unis, avec l’arrivée de plates-formes comme Netflix ou Amazon, qui offrent des opportunités inédites aux auteurs afro-américains. D’autres y voient le résultat des nouveaux modes de financement alternatifs, comme le crowdfunding, qui a permis à Justin Simien de produire son film, Dear White People, qui sera décliné en série par Netflix en 2017.
“Toute cette mode n’est qu’une opération marketing”
Mais une raison plus secrète justifie aussi cette tendance : l’appât du gain. “Toute cette mode n’est qu’une opération marketing, nous balance Warrington Hudlin, producteur de films black des nineties, dont House Party. Il ne faut pas oublier dans quel contexte est née la première blaxploitation. A la fin des années 1960, Hollywood était proche de la banqueroute. Les studios étaient fauchés et ils se sont mis à produire des films black quand ils ont vu qu’il y avait un marché à prendre. Dix ans plus tard, une fois renfloués, ils se foutaient totalement du cinéma noir. Je crois que l’on est dans la même situation aujourd’hui. L’industrie est en crise, alors elle va encore parier sur le marché du film black pour se sauver les miches.”
Face à l’effondrement du nombre de tickets vendus (qui a atteint en 2014 son niveau le plus bas aux Etats-Unis depuis vingt ans), les studios auraient donc trouvé dans le cinéma noir une nouvelle source de revenus, encouragés en 2013 par le succès surprise du film de Lee Daniels, Le Majordome (176 millions de dollars de recettes).
Une politique opportuniste que dénonce Melvin Van Peebles. Figure légendaire du cinéma US, auteur en 1971 du film qui inventa la blaxploitation, Sweet Sweetback’s Baadasssss Song, ce vieil anarchiste de 83 ans rejette l’idée d’un renouveau du cinéma noir.
“Tout ça, c’est bullshit, nous dit-il, affalé dans son appartement de Manhattan où s’accumulent les souvenirs d’une vie folle. Les studios fonctionnent toujours sur le même principe : ils vont lancer quelques réalisateurs noirs, exploiter à fond une formule, faire tourner la machine à cash et revenir sagement à leurs vieilles habitudes.”
“On est encore dans une logique d’exploitation”
Ancienne professeure de Spike Lee, désormais en charge de la formation au Media Studies à l’université New School, Michelle Materre voit aussi dans cette blaxploitation 2016 un pur prétexte commercial. “On est encore dans une logique d’exploitation, dit-elle. L’industrie donne plus de place aux séries et films black, mais ils surfent toujours sur les mêmes clichés : des histoires de gangsters, de rap, de violence. La plupart des nouveaux auteurs noirs n’arrivent pas à sortir de ces modèles de représentation dictés par Hollywood. La série Empire, c’est bien, mais ça reste du fantasme de Blanc.”
Alors qu’elle est à peine formée et que l’on ne distingue pas encore ce qui la constitue, cette nouvelle génération du cinéma noir suscite déjà la controverse au sein de la communauté afro-américaine. Trop policée, trop mainstream, elle est accusée de faire le jeu des studios et de leur course au fric.
Le cas de Ryan Coogler est encore édifiant : après un premier film ultrapolitique, Fruitvale Station, dans lequel il revenait sur la mort d’Oscar Grant, un Noir abattu par un flic à Oakland en 2009, le jeune cinéaste a vite basculé du côté consensuel en signant un deal avec la Warner pour mettre en scène Creed.
“Spike Lee dérangeait trop” Michelle Materre, professeure
“Les studios ne sont pas fous : ils vont parier sur quelques auteurs noirs tout en s’assurant que ceux-ci restent inoffensifs, dit Michelle Materre. Il faut voir ce qu’ils ont fait à la carrière de Spike Lee. Depuis son grand moment des années 1990, il a été peu à peu dégagé du système hollywoodien. Il a eu du mal à produire ses films et à les sortir en salle. Le mec dérangeait trop.”
“Un Afro-Américain qui réalise un film Marvel, c’est déjà politique”
Cheo Hodari Coker balaie d’un revers de la main ces accusations de compromission. Selon le créateur de la série Luke Cage, c’est à l’inverse en investissant la pop culture et le mainstream que le cinéma noir pourra se réinventer. “Il faut arrêter avec cette position victimaire, lâche-t-il. Les auteurs black sont sortis de leur niche, ils peuvent traiter tous les sujets et c’est une victoire ! Un Afro-Américain qui réalise un film Marvel, c’est déjà politique.”
Mais pour les observateurs les plus critiques, cette nouvelle mode du cinéma noir sert surtout de pare-feu à une autre réalité, moins sexy : le racisme au sein de l’industrie. En janvier, l’annonce des nominations aux oscars, qui ne comptaient aucun acteur noir, ravive un vieux débat sur le manque de diversité à Hollywood, provoquant une vive polémique résumée par le slogan “Oscars So White”.
Les nombreux appels au boycott et enquêtes révélèrent les dysfonctionnements d’une académie où 91% des 6261 votants sont blancs, et où seuls 36 oscars ont été décernés à des artistes afro-américains depuis 1929, sur un total de 2947 statuettes distribuées. “C’est un système inégalitaire méthodiquement organisé. Les oscars symbolisent l’action d’une industrie pour maintenir le cinéma noir dans l’indifférence la plus totale”, s’énerve Gregory Javan Mills.
“Les gens pensent que le cinéma black est né dans les années 1970”
A 65 ans, cet artiste-peintre à la barbe grisonnante, ancien proche de Jean-Michel Basquiat, dirige depuis 2001 le premier musée consacré au cinéma noir ouvert à New York, le Museum of African American Cinema. Dans son cabinet de curiosités, planqué au neuvième étage d’un immeuble de Harlem, il expose plus de 4000 pièces – posters vintage, vieilles bobines 16 mm ou costumes traditionnels – et lutte pour la préservation d’une mémoire menacée.
“Le manque de reconnaissance du cinéma noir aux oscars et dans toute l’industrie a depuis toujours alimenté une forme d’amnésie, s’inquiète-t-il. Les gens pensent que le cinéma black est né dans les années 1970, or il a un passé riche depuis les années 1920, avec les films de William D. Foster, puis ceux d’Oscar Micheaux, de Spencer Williams. Des pionniers que l’académie n’a jamais considérés.”
Devant l’ampleur de la polémique, l’académie des oscars décide de réagir
Devant l’ampleur de la polémique, l’académie des oscars décide de réagir, annonçant qu’elle allait doubler le nombre de ses votants issus de la diversité d’ici 2020. Mais au-delà de la force symbolique de l’institution, certains observateurs réclament désormais une réforme plus globale de l’industrie hollywoodienne, dont les recensements statistiques révèlent le manque flagrant d’équité.
Selon une étude menée par le Center for African American Studies de l’université de Californie, les postes de direction des studios de cinéma étaient occupés à 94% par des hommes blancs en 2015, tandis que le chiffre monte à 96% pour les chaînes de télévision. “Et c’est pareil dans tout le business”, s’agace le réalisateur Stanley Nelson, installé derrière son bureau au cœur de Manhattan. Auteur du génial documentaire inédit en salle The Black Panthers: Vanguard of the Revolution, ce natif de New York bosse depuis quarante ans dans le cinéma. Il a connu les galères, la frilosité des producteurs, les rejets des studios.
https://youtu.be/F56O3kZ9qr0
“Il n’y a que la loi qui pourrait faire bouger les choses”
Et Stanley Nelson est en colère : “Hollywood est un système pourri. C’est l’une des plus grosses industries culturelles américaines, et aussi l’une des moins représentatives de la population. Il n’y a que la loi qui pourrait faire bouger les choses”, pense le cinéaste, qui dit n’avoir remarqué aucun changement durant les huit années de présidence d’Obama : “Il faudrait établir des quotas ou des obligations légales. Toutes les entreprises sont soumises à des règles contre la discrimination. Pourquoi Hollywood en serait exclu ?”
En attendant un éventuel sursaut politique, des producteurs, acteurs et réalisateurs noirs ont décidé de s’organiser eux-mêmes pour lutter contre ces inégalités. Le mouvement a été lancé au sommet de l’industrie, où des stars de la communauté afro-américaine se sont engagées ces dernières années dans la production de films black.
Parmi ces fameux investisseurs, on compte l’acteur Will Smith, dont la société de production Overbrook Entertainment a financé en 2011 le documentaire Free Angela, sur l’icône de l’activisme noir Angela Davis ; mais aussi Oprah Winfrey, l’ex-reine du talk-show reconvertie dans le cinéma, qui a investi dans les films historiques Le Majordome et Selma ; ou encore Kanye West et Jay Z, qui ont mis du fric dans la dernière comédie de Chris Rock, Top Five (2014).
“Ne plus rien attendre des canaux officiels”
“C’est un phénomène nouveau et excitant, comme une sorte d’Hollywood parallèle, observe Stephane Dunn. Les stars afro-américaines les plus concernées par les questions de représentativité, d’égalité ont compris qu’il fallait agir seuls désormais, et ne plus rien attendre des canaux officiels.”
La prise de conscience s’observe encore plus clairement à la base de l’industrie hollywoodienne, où s’est tissé en quelques années un vaste réseau d’associations, syndicats et festivals engagés pour la promotion du cinéma noir.
A New York, c’est au 30 Lafayette Avenue que se joue peut-être l’avenir de la création black. Dans le sublime auditorium de la Brooklyn Academy of Music, une bande de jeunes passionnés organise depuis maintenant six ans un festival au nom explicite : New Voices in Black Cinema. Chaque année au mois d’avril, ils programment des courts métrages, documentaires et fictions réalisés par des auteurs noirs et le plus souvent produits en indépendants, loin du système verrouillé des studios.
“Il ne leur manquait plus qu’un festival pour les révéler”
“Ça devenait urgent d’offrir un lieu d’exposition aux cinéastes afro-américains, nous raconte Martin Majeske, fondateur du festival. Il y a de nombreux réalisateurs en sommeil qui ont un talent fou, qui ont envie d’en découdre, mais que le système hollywoodien rejette. Avec l’apparition des nouvelles technologies, des caméras légères, des smartphones, ils peuvent aujourd’hui réaliser leur film sans aller faire l’aumône auprès de l’industrie. Il ne leur manquait plus qu’un festival pour les révéler.”
Au moment de la première édition, pour laquelle il n’avait aucun sponsor ni budget de communication, Martin Majeske craignait de recevoir peu de contributions de cinéastes noirs. En moins d’une semaine, il avait déjà recueilli près de cinq cents films.
Trois temps du cinéma afro-américain
1971 : Sweet Sweetback’s Baadasssss Song de Melvin Van Peebles
Les aventures houleuses avec la police d’un prostitué black se liant d’amitié avec un militant des Black Panthers. Le film, réalisé dans une économie de guérilla, extrêmement incisif dans son propos, rencontre un vrai succès public. Sa rentabilité convainc Hollywood d’investir dans un cinéma à petit budget visant la communauté afro-américaine. La première blaxploitation naît.
1989 : Do the Right Thing de Spike Lee
Jeune trentenaire noir-américain, le cinéaste fait sensation au Festival de Cannes avec son troisième long métrage : Do the Right Thing. Le film suit pendant vingt-quatre heures la vie d’un quartier embrasé par les conflits raciaux. Galvanisé par sa bande-son hallucinante signée Public Enemy, par son style MTV infusé à la grammaire des clips gansta-rap et par ses images d’un Brooklyn encore préservé de la gentrification, Do the Right Thing capture l’essence d’un pays en pleine mutation. Dans la foulée de son fort retentissement, une nouvelle vague d’auteurs noirs apparaît : John Singleton (Boyz in the Hood), Allen et Albert Hughes (Menace II Society). Le film est ressorti en salle le 22 juin.
2014 : Dear White People de Justin Simien
Chronique satirique très enlevée de la vie de quelques étudiants noirs dans une université où éclatent des émeutes, le film obtient un vif succès et un prix au festival de Sundance en 2014. Il participe d’une nouvelle éclosion de films d’auteurs centrés autour de la communauté afro-américaine : Dope de Rick Famuyiwa (avec Zoé Kravitz et A$AP Rocky), Fruitvale Station de Ryan Coogler, Tangerine de Sean Baker (qui lui est blanc mais raconte le quotidien échevelé de quelques trans noires sur les trottoirs de L. A.).
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