Essayer d’échapper à l’horreur de la réalité dans une salle de cinéma n’est pas toujours possible. La guerre en Ukraine ne s’arrête pas, même sur les grands écrans cannois.
Alors que l’on finissait de lire à la hâte l’article d’un quotidien sur l’incursion de combattants ukrainiens dans la région de Belgorod, on s’apprêtait à entrer dans le nouveau film d’Aki Kaurismäki. Tandis que le noir se faisait, on tâchait de faire le vide, de se rendre disponible à la fiction en se détachant de ce trop-plein de réel charrié par l’actualité. On ne savait pas qu’au cœur même des Feuilles mortes, la guerre en Ukraine allait se rappeler à nous.
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Cette guerre, le Festival a pris soin de ne pas l’occulter, en rendant par exemple hommage au peuple ukrainien à travers les mots de la poétesse ukrainienne Lessia Oukraïnka, lus par Catherine Deneuve lors de la cérémonie d’ouverture. Ou par la diffusion en début de Festival, avant le film du soir, d’un film court avec Anne Sinclair, Charlotte Gainsbourg et Boris Cyrulnik sur la déportation des enfants ukrainien·nes. Et puis il y a les événements que le festival n’avait pas anticipés, comme le happening, sur les marches, de cette jeune femme en robe de soirée aux couleurs du drapeau ukrainien, qui s’est aspergée de faux sang.
Les Feuilles mortes se déroule dans une Finlande croisant, comme souvent chez Kaurismäki, les quelques signes du contemporain avec une direction artistique assez fifties (avec toujours Tati en référent maître). Parmi les marqueurs du présent, il y a ces incessants flashs info entendus à la radio, rendant compte des bombardements russes en Ukraine, des destructions de Marioupol à Kiev, d’un hôpital atteint par un lance-roquettes et de la triste comptabilité des blessé·es et des mort·es.
On pourrait trouver cette inscription dans l’actualité géopolitique un peu appuyée ; elle donne lieu à des plans assez beaux où les personnages écoutent les nouvelles dans un état de prostration et de mutité très kaurismäkien. Puis, au cœur du film, survient une scène vraiment fulgurante : l’héroïne écoute la radio, qui parle encore des frappes russes, et machinalement ouvre une enveloppe reçue au courrier le matin. On ne voit pas ce qu’elle lit, mais cette la lecture la saisit. Immédiatement, elle coupe le poste alimenté par une prise de courant (l’effet vintage kaurismäkien dont on parlait), puis toutes les installations électriques de sa cuisine, puis enfin la lumière, jusqu’à se retrouver dans le noir.
On devine la découverte d’une facture d’électricité au montant inhabituellement mirobolant – comme c’est le cas dans la plupart des pays du monde depuis la guerre en Ukraine. La façon dont Kaurismäki stylise, en un gag, toute la crise énergétique contemporaine, et ses implications sociales assassines, est admirable. Face aux plans de cette femme qui doit vivre chez elle dans le noir, c’est également d’autres images qui se surimpriment, imaginairement. Cela ressemble aussi à un couvre-feu en temps de guerre. Comme si, d’une certaine façon, c’étaient les nouvelles du bombardement de Kiev entendues à la radio qui avaient provoqué la panique de cette habitante. Debout dans sa cuisine, pétrifiée par l’angoisse, on ne sait pas ce qui l’effraie tant : la précarisation ou les massacres perpétrés non loin.
Un gag qui dit un drame, une image qui en suscite d’autres, l’incarnation d’une catastrophe humanitaire de façon métonymique et oblique par un pur personnage de fiction : c’est par les moyens du cinéma que quelque chose de l’Ukraine a très fortement palpité à Cannes.
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