Vingt ans après sa sortie, redécouverte d’un film de cavale avec l’incandescent River Phoenix, le James Dean de la génération grunge.
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Le premier plan du film, avant même l’apparition du générique, figure le défilement d’une ligne blanche sur du bitume. Cette route, qui disparaît progressivement dans un fondu au noir, c’est le cinéma américain des années 70, son obsession pour le mouvement, sa remise en cause de l’autorité, son ardeur libertaire. Lorsque Sidney Lumet réalise A bout de course, en 1988, tout cela est déjà enterré : Reagan achève son règne avec le bilan social que l’on sait ; le road-movie, genre des seventies par excellence, est passé de mode ; et les derniers maquisards de la contre-culture semblent fatigués, à bout de course. Il en est ainsi d’Annie et Arthur Pope, couple d’activistes de gauche traqués depuis bientôt quinze ans par le FBI, à la suite d’un attentat contre une usine de napalm.
Le couple en cavale est un motif récurrent du cinéma américain, mais la première originalité du script est de les flanquer d’une paire de kids, les faisant basculer du modèle attendu de desperados à celui de famille idéale, que rien, si ce n’est un passé inavouable, ne distingue des autres. Dès ses premières minutes, et jusqu’à la fin, le film est ainsi étonnamment paisible, nonchalant dans sa forme (grande distance, aucune emphase) et dans ses affects (très peu d’effusion, malgré la violence cornélienne des conflits), comme si cette famille s’était habituée à devoir changer de nom, de ville et de travail dès qu’une voiture de police rôde trop près de la maison.
Et de fait, ils pourraient vivre ainsi pour l’éternité si Danny, l’aîné de 17 ans, joué par River Phoenix, ne venait frapper à la porte du monde adulte. Celui-ci, après tant d’années de privations, aspire à une vie normale, avec petite amie et scolarité suivie, pour ne pas s’engouffrer dans la même impasse que ses parents – individu contre clan, la grande obsession de Lumet. Confier le rôle à Phoenix – qui mourra d’une overdose cinq ans plus tard, à 23 ans – fut une idée lumineuse. C’est en effet ici que l’adolescent, auréolé de ses gloires juvéniles dans Stand by Me (Rob Reiner) et Mosquito Coast (Peter Weir), affirmera son style si particulier, fugace dira-t-on, son goût pour la tangente qui lui permet d’être à la fois présent et déjà ailleurs. A l’instar de Van Sant trois ans plus tard dans My Own Private Idaho, Lumet trouve en Phoenix un nouveau corps idoine, un corps gracile et élancé, faisant le lien entre les seventies évanouies et les nineties naissantes (marquées par la renaissance du cinéma et du rock indie, l’explosion grunge…), sans passer par la case biceps de cette décennie qui le répugne tant.
Film charnière dans la carrière d’un auteur qui a connu toutes les évolutions du cinéma américain depuis 1957, A bout de course est un déchirant passage de relais entre générations, un pont dressé au-dessus du vide où circulent, dans un dépouillement exemplaire, les plus intenses émotions.
Jacky Goldberg
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