Le doyen des cinéastes américains en activité réussit à nouveau un puissant film de hold-up raté, trente-deux ans après « Un après-midi de chien ».
On ne pensait pas ressentir une telle secousse, on se croyait un minimum préparés, depuis le temps (déjà cinquante ans de carrière depuis Douze hommes en colère en 1957) que Sidney Lumet s’emploie à faire vaciller l’ordre établi du monde, ses pères et repères, et à dissoudre sans nous ménager notre foi en la narration. Mais rien à faire, une véritable onde sismique nous traverse à la découverte du dernier opus du cinéaste américain, 7 h 58, ce samedi-là.
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L’enfer selon Lumet, éminemment terrestre, revêt cette fois-ci le visage de la famille, dont on a rarement donné une vision aussi noire. Le moment clé du film, ce qui se passe un samedi matin dans la modeste bijouterie des parents âgés d’Andy et Hank, se présente sous forme de noyau éclaté et épouse ainsi la forme d’une décomposition familiale déjà bien entamée : deux frères, particulièrement déphasés, ont planifié le hold-up de la boutique familiale afin de résoudre leurs problèmes financiers. Le vol vire au drame quand l’associé, que Hank a mis dans le coup sans prévenir Andy, tue la mère des deux frères.
On ne saisit pas tout de suite la pertinence du montage qui fractionne la catastrophe et menace de perdre le film dans l’artifice d’une construction trop alambiquée. On ne cesse en effet de naviguer entre les moments qui précèdent le hold-up et ceux qui le suivent, mais, au fur et à mesure de leurs ramifications, ces fils narratifs distendus dessinent l’inextricable toile d’araignée dans laquelle sont pris les personnages et cernent rigoureusement l’absence totale d’issue.
Rien ici n’est réductible à un événement, la vérité est ailleurs, dans une déconstruction loin de toute surenchère hollywoodienne, malgré certains passages outrés. Il est d’ailleurs intéressant de voir que dans son prochain film, Le Rêve de Cassandre, Woody Allen traite différemment une histoire très proche de celle-ci, qui renvoie elle aussi à Abel et Caïn : dans les deux cas, les frères sont inégaux face au père. Son approche tragi-ludique joue le destin à pile ou face là où le Lumet, bien plus malade, préfère une mise à mort de tout jeu, c’est-à-dire de toute illusion.
Le réalisateur d’Un après-midi de chien, auquel on pense inévitablement, a beau toujours tirer sur la même corde suicidaire et faire presque tout le temps le même film, il ne concède rien à une confortable routine auteuriste (comme on peut le reprocher à Allen qui se repose un peu sur les lauriers du brillant Match Point) et ne perd rien de son humanité, notamment en donnant, comme à son habitude, la part belle aux acteurs – Ethan Hawke, Philip Seymour Hoffman et Albert Finney, à la fois monstrueux et déchirants.
Faisant de l’inconfort son terrain de prédilection, c’est dans l’enfoncement, dans un assèchement cru et diffracté de toute ressource, que son art extrême et aride excelle, débarrassé de toute béquille narrative pour avancer au milieu des débris, parmi les maudits de ce monde.
Amélie Dubois
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