Actrice de Mizoguchi, Kinuyo Tanaka était également une cinéaste singulière. Carlotta Films permet de redécouvrir son œuvre en salles dès ce 16 février.
Il y a encore peu de temps, pour la plupart des cinéphiles français, Kinuyo Tanaka était d’abord et avant tout, la grande actrice de Mizoguchi, le cinéaste qui fut son mentor et avec lequel elle tourna à quinze reprises.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
Aujourd’hui, la donne est en train de changer car on a découvert, il y a seulement quelques mois, que Kinuyo Tanaka fut également cinéaste et qu’elle réalisa six longs métrages entre 1953 et 1962. Six films rarissimes qui, grâce à Carlotta, sortent enfin dans les salles françaises, restaurés dans leurs plus beaux atours. Six films qui remettent Kinuyo Tanaka à sa vraie place, très singulière, dans la riche histoire du cinéma japonais.
L’émancipation d’une cinéaste
Avant d’être l’égérie fatale de quelques très grands Mizoguchi (Miss Oyu, La Vie d’O’Haru femme galante, Les Contes de la lune vague après la pluie ou encore L’Intendant Sansho…), Kinuyo Tanaka était déjà une grande actrice qui avait débuté, très tôt, dans le muet, à l’âge de 15 ans. Dès les années 1930-1940, elle s’impose comme une comédienne accomplie, notamment dans les films de Heinosuke Gosho ou de Yasujirō Ozu. Au début des années 1950, elle est même une véritable star, un statut que la série des grands Mizoguchi va encore amplifier, d’autant qu’au même moment, Tanaka tourne également avec Ozu et Naruse (notamment dans La Mère).
Forte de sa notoriété et de son ancrage dans les grands studios, l’actrice décide de passer à la réalisation, alors même que tous les films japonais sont, à l’époque, mis en scène par des hommes et que seules deux Japonaises ont réussi, avant elle, à tourner une poignée de films avant-guerre. Si ce désir d’apparaître de l’autre côté de la caméra est accueilli sans enthousiasme par une industrie du cinéma japonais ô combien masculine, Kinuyo Tanaka, dont l’obstination est sans faille, bénéficie tout de même du soutien de quelques grands, tels Ozu, Naruse ou Keisuke Kinoshita.
Seul Mizoguchi, pourtant cinéaste à la fibre évidemment féministe, montre une véritable hostilité envers le changement de statut de son actrice de prédilection. Il poussera même le vice jusqu’à suggérer aux grands studios de faire cesser la carrière de son ex-interprète. Tanaka rompra d’ailleurs avec le cinéaste qui l’avait magnifiée et qu’elle ne reverra qu’une seule fois, en 1956, alors qu’il est à l’article de la mort. On ne sait d’ailleurs pas s’ils se sont finalement réconciliés à cette occasion.
De beaux personnages féminins
À partir de 1953, Kinuyo Tanaka, tout en poursuivant sa carrière d’actrice, devient donc cinéaste à part entière. Les six films qui constituent l’intégralité de sa filmographie sont assez différents mais ils ont en commun de privilégier le point de vue des personnages féminins qui sont, pratiquement à chaque fois, au centre du motif. Parmi ces six films, quatre ont été tournés en noir et blanc et deux en couleurs. En l’occurence, les deux films photographiés en couleurs flamboyantes, La Princesse errante (1960), le quatrième, et Mademoiselle Ogin (1963), le sixième et dernier, sont des fresques historiques en costumes qui privilégient certes les personnages féminins, leurs tourments tout autant que l’affirmation de leur personnalité, mais qui sont, au final, moins personnels que les films qu’elle a tournés en noir et blanc.
Le budget et le genre dans lesquels ils s’inscrivent – film de guerre pour le premier, film de samouraïs pour le deuxième – y sont sans doute pour quelque chose, dans la mesure où la forme très ritualisée a tendance à enfermer la réalisatrice dans un univers un peu plus conventionnel, même si elle cherche à s’en défaire par les thèmes et les personnages. Par ailleurs, l’ombre de Mizoguchi plane quelque peu sur Mademoiselle Ogin, dont l’action se situe au XVIe siècle.
La grandeur du cinéma de Kinuyo Tanaka réside donc plutôt dans les quatre autre films de cette intégrale. Le premier d’entre eux, Lettre d’amour (1953), est adapté d’un roman contemporain et c’est le cinéaste Keisuke Kinoshita, soutien de la première heure de Tanaka, qui se charge du scénario. Tourné en décors naturels, à Tokyo, dans le quartier très peuplé de Shibuya (on n’est pas très loin du néo-réalisme), le premier long-métrage de l’actrice s’inscrit pleinement dans le cinéma japonais d’après-guerre, dans la mesure où il décrit, sans fard, le dénuement et l’amertume de son personnage principal, Reikichi, un marin démobilisé. C’est d’ailleurs le seul film de Tanaka qui semble épouser un point de vue masculin.
En réalité, Michiko, le très beau personnage féminin de Lettre d’amour, tient une place centrale dans ce mélodrame sobre, et se révèle plus lucide que l’homme qu’elle aime. Le premier long-métrage de Kinuyo Tanaka, grave et résolument fiévreux, rappelle le cinéma de Naruse, sans pour autant l’imiter, en particulier car son pessimisme est moins absolu que celui de Nuages flottants, par exemple.
Entre classicisme et modernité
Avec son deuxième long-métrage, La Lune s’est levée (1955), sans doute son film le plus célèbre, Kinuyo Tanaka change complètement de tonalité. Cette fois-ci, c’est Ozu qui offre un scénario inédit à la réalisatrice. Un scénario typique du grand cinéaste japonais qui met en scène un père, interprété par Chishū Ryū (l’acteur de prédilection d’Ozu) et ses trois filles à marier. On est en terrain connu mais Tanaka, loin de se contenter de marcher dans les pas de l’auteur de Fin d’automne, prend résolument le parti des trois filles et pousse le film vers la comédie familiale à l’américaine. La légèreté prend le dessus et on n’est parfois pas si loin du cinéma de Minnelli, versant Le Père de la mariée. Les quiproquos et autres malentendus s’enchaînent dans un forme ligne claire, au point qu’on touche parfois au vaudeville, même si le film, assez polyphonique, est loin d’être réductible à cette tonalité presque boulevardière.
Au passage, Tanaka met en évidence le penchant d’Ozu pour la comédie. Un penchant que le cinéaste a souvent eu tendance à dissimuler derrière une forme de mélancolie. La Lune s’est levée ménage également quelques belles scènes sentimentales, discrètement poétiques (en particulier, la très belle séquence sous la lune à laquelle le titre fait allusion). Surtout, le film de Tanaka, qui s’ouvre sur une scène de prière dans un temple, confronte malicieusement la tradition et le changement. Un sujet qui est parfaitement d’actualité dans le Japon du milieu des années 1950, qui commence à s’éloigner du traumatisme de la défaite, de la bombe H et de la misère de l’immédiate après-guerre.
C’est dans la foulée de cette comédie légère que Kinuyo Tanaka va s’attaquer à son film le plus personnel, Maternité éternelle (1955). Cette fois, la réalisatrice demande à une femme, Sumie Tanaka (elles n’ont aucun lien de parenté), d’écrire le scénario. Le sujet très audacieux – l’histoire vraie de Fumiko Nakajō, une femme divorcée qui écrit de la poésie et doit lutter contre un cancer du sein – l’exige. Mis en scène dans un style qui frise la plénitude et frappe par son économie narrative et sa sobriété, Maternité éternelle est incontestablement le chef-d’œuvre de Kinuyo Tanaka. Sans pesanteur démonstrative et sans complaisance dans la douleur, la cinéaste y trace le portrait d’une femme qui conquiert sa liberté par l’écriture mais aussi, plus étrangement, par la maladie. Le paradoxe n’est qu’apparent car c’est d’une trajectoire morale et spirituelle qu’il s’agit ici, mais une trajectoire qui passe par une approche très physique et même sensuelle du corps féminin.
Si la première partie du film décrit, de manière quasi objective, une femme humiliée par un mari qu’elle va bientôt quitter et s’attache à montrer comment elle réussit à survivre dans un environnement difficile tout en éprouvant des sentiments pour un homme inaccessible qui la pousse à écrire, la seconde moitié atteint une authentique grandeur, en particulier à travers la peinture de la maladie et de l’incroyable passion qui se noue finalement entre l’héroïne de Maternité éternelle et un journaliste, Atsuki, qui l’aime et lui fait prendre conscience de son statut d’écrivain. Une passion qui provoque quelques scènes sublimes de sensualité et d’amour et qui donne l’occasion à Tanaka de s’aventurer dans des territoires rarement explorés, surtout à l’époque. Sans emphase et sans ostentation, Kinuyo Tanaka réussit un incroyable mélodrame moderne, qu’on pourra évidemment qualifier de féministe, même si le terme est encore trop lourd au regard de la puissance délicate du film. C’est, en tout cas, un geste complètement unique qui hisse Kinuyo Tanaka au niveau des plus grands.
Entre les deux œuvres en costumes évoquées plus haut, Kinuyo Tanaka réalise La Nuit des femmes (1961), son avant-dernier film qui traite de la prostitution, thème de prédilection du cinéma de Mizoguchi. La Nuit des femmes se révèle un objet imparfait, hybride, un pied dans le cinéma des années 1940-1950, l’autre dans la modernité naissante, et c’est précisément ce qui le rend passionnant. Le thème en est d’ailleurs moins la prostitution que la difficulté d’en sortir et les préjugés qui collent à la peau d’une jeune femme qui tente de reprendre une vie normale.
Tanaka slalome entre classicisme assumé et une série de scènes plus violentes, souvent très réussies, qui auraient fait bonne figure dans les premiers films que Nagisa Ōshima tourne à la même époque (en particulier, Contes cruels de la jeunesse) et parvient finalement à faire entendre sa voix singulière. Comme les trois autres films en noir et blanc de Kinuyo Tanaka, La Nuit des femmes s’inscrit pleinement dans une œuvre brève et très attachante qu’il était plus que temps de découvrir.
{"type":"Banniere-Basse"}