Auteur du récent « In Jackson Heights », qui explore minutieusement le melting-pot d’un quartier du Queens, Frederick Wiseman, 86 ans, est considéré à raison comme le plus grand cinéaste américain. Les preuves en cinq films clés.
Fred Wiseman est documentariste. Ses films, qui traitent a priori de sujets de société, institutionnels ou politiques, ne sont pas tous diffusés en France. Et quoiqu’il en ait réalisé 44, soit à peu près autant que Woody Allen, son renom reste confidentiel, cantonné aux cinéphiles pointus ainsi qu’à ses propres confrères, qui lui empruntent souvent son style et son esprit pour donner une assise à leurs œuvres grand public. David Simon, créateur de la série télé The Wire, régulièrement classée comme la meilleure, avoue qu’il s’est inspiré de Wiseman pour sa vision impassible et exhaustive de la vie urbaine. Dans ses documentaires, souvent associés au “cinéma vérité” ou au “cinéma direct”, deux termes qu’il récuse, Wiseman s’efforce de scruter à chaque fois une institution ou une corporation, en intervenant le moins possible, en se refusant au commentaire et à la musique. Il considère que malgré ses efforts, l’objectivité reste impossible au cinéma, car même le cadre et le montage ne sont pas innocents. De plus, au fil des ans son style a évolué.
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Il était plus polémique à ses débuts, tentait de révéler les aspects les plus criants de la société américaine. Il filmait dans un style plus reportage, caméra mobile. Ensuite, il s’affirma comme le maître du plan-séquence, caméra posée, plans longs. Dans la dernière partie de son œuvre, il a souvent filmé des thèmes moins polémiques, en recourant à un montage plus classique, morcelé, correspondant mieux à un travail qu’il qualifie de “mosaïque”. S’il est difficile de constituer un best-of de son œuvre toujours passionnante et remuante, nous avons néanmoins choisi cinq œuvres essentielles du cinéaste.
1) Titicut Follies – 1967
Le premier film de Wiseman, et le plus polémique peut-être, qui le fit connaître et l’incita à poursuivre une carrière qu’il n’envisageait pas au départ puisqu’il était un digne professeur de droit d’Harvard. Il conçut ce film comme un prolongement de son enseignement peu orthodoxe. Il s’agit d’une vision sans fard de la vie d’un hôpital pour malades mentaux criminels, Bridgewater, dans le Massachussetts. Interdit parce qu’il offrait soi-disant en pâture du public la vie privée des pensionnaires du lieu, le film ne fut diffusé pour la première fois aux Etats Unis qu’en 1992. En réalité, l’œuvre fut essentiellement bannie à cause de la honte que représentait pour les Etats Unis de voir exhiber la maltraitance subie par certains de leurs citoyens ; cela préludait aux cauchemars d’Abou Ghraïb et de Guantanamo.
2) Welfare – 1975
Là encore regard polémique. Wiseman expose à nouveau le délabrement des institutions américaines en en filmant le quotidien du bureau d’aide sociale de Waverly à New York. Filmage moins cinéma que dans Titicut Follies ; l’influence du reportage télé dynamise la vision du cinéaste, qui filme de près les différents protagonistes, les accueillants et les accueillis. Ces derniers sont souvent des junkies, alcooliques, SDF, mères seules, etc., qui n’ont parfois d’unique recours que ce bureau, où ils sont mal reçus ; la bureaucratie rend la vie de ces pauvres gens infernale. Un modèle de film-vérité (oops !), dont l’œuvre filmée de Raymond Depardon, grand disciple de Wiseman, est directement issue.
3) The Store – 1983
Le premier film en couleurs de Fred Wiseman est intégralement tourné dans un grand magasin de la chaîne Neiman-Marcus, à Dallas au Texas. A partir de ce film, géniale vue en coupe de l’organisation d’un grand magasin et de ses activités, Wiseman amorce une phase moins sociale que mondaine. Il frôle presque le pop art (Warhol apparaît d’ailleurs dans un de ses précédents films, Model). L’ambiance et le milieu décrit ici sont plus frivoles, tout comme dans certains de ses derniers films axés sur le monde culturel (l’Opéra de Paris,le club du Crazy Horse). Cependant il reviendra régulièrement à des sujets non consensuels et profondément humains.
4) Near death – 1989
Near death dure 6 heures. C’est le plus long film du maestro de la durée – sauf si on considère Domestic violence 1 et 2 comme une seule œuvre. Il a été tourné dans un service de soins intensifs de l’hôpital Beth Israël de Boston. Wiseman filme la mort au travail, littéralement. Ou comment des patients dans le coma, ou à l’état de santé très dégradé, et leurs familles abordent leur fin de vie ; la question de l’acharnement thérapeutique, etc. Contrairement à ce qu’on peut penser, le film est moins mortifère qu’empathique.
5) Public Housing – 1999
Le dernier grand film social du cinéaste (In Jackson Heights en est un aussi, mais il est moins concentré) et l’un des derniers où il utilisera aussi systématiquement le plan séquence (il l’a quasiment abandonné aujourd’hui). Public housing est consacré à la population black de Chicago, plus précisément celle de la cité Ida B. Wells. Un ghetto dont le cinéaste fait ressortir l’aspect humain et chaleureux. Comme souvent, il fait alterner des scènes de rue et des réunions plus administratives. Si la situation n’est pas rose et les problèmes nombreux (drogue, analphabétisme, insalubrité), le cinéaste ne s’appesantit jamais sur le pathos. Il regarde la réalité en face.
Vincent Ostria
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