En 1986, Eric Rohmer retrouve la légèreté de moyens et de ton de la Nouvelle Vague. Entouré d’une équipe de femmes, il reverdit sa langue classique et bouscule l’industrie en diffusant son film en avant-première à la télévision.
Début septembre 1986. Le nouveau film d’Eric Rohmer est diffusé sur la chaîne cryptée Canal+. Trois jours plus tard, il sort en salle. C’est la première fois qu’un film de cinéma passe à la télévision avant de sortir en salle. Pourquoi ? C’est l’un des nombreux mystères d’un des films les plus singuliers du monde : Le Rayon vert.
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Tout commence deux ans plus tôt. Eric Rohmer (de son vrai nom Maurice Schérer), 64 ans, vient de réaliser Les Nuits de la pleine lune (avec Pascale Ogier et Fabrice Luchini) qui a été un succès. Depuis plus de vingt ans, Rohmer tourne des films à budget modeste au sein de la société de production qu’il a cofondée avec son ami Barbet Schroeder, Les Films du Losange, et à laquelle s’est jointe depuis Margaret Menegoz. Cette économie de moyens lui permet de réaliser des films personnels qui rapportent de l’argent.
Rohmer a l’impression de ronronner, a besoin d’air
Mais Rohmer a envie de changement. Jusqu’ici, les dialogues de ses films sont très écrits, peaufinés, dans une langue très classique et polie. Certains le lui reprochent, trouvent que ses personnages sont des ratiocineurs impénitents. Lui trouve que dans la vie, les gens parlent beaucoup, monologuent souvent. Mais il en a lui-même assez, il a l’impression de ronronner, il a besoin d’air.
Il se trouve aussi qu’une bande de jeunes acteurs l’entoure depuis près de dix ans. Ils passent souvent le voir dans son bureau de la rue Pierre-Ier-de-Serbie, dans le VIIIe arrondissement. Alors que lui travaille, ces jeunes comédiens lisent des textes, dansent, rient, chantent, lui racontent des anecdotes. Il les fait aussi jouer dans ses films. Ces enfants un peu perdus s’appellent Fabrice Luchini, Rosette, Pascal Greggory, Pascale Ogier et Marie Rivière.
“Il était un maître pour nous, sans jamais faire le professeur” Marie Rivière
Issue d’une famille d’ouvriers parisiens, Marie Rivière a débuté chez Rohmer dans Perceval le Gallois (1978). Elle a pratiqué l’improvisation dans un cours de théâtre. “Souvent, raconte-t-elle, quand Eric revenait chez lui le soir, il descendait du bus quelques arrêts avant le sien et montait me voir dans ma chambre de bonne du boulevard Saint-Germain (il habitait près du Panthéon – ndlr) pour discuter, et me faire parler, je crois. Je me plaignais de ma solitude. Il était un maître pour nous, sans jamais faire le professeur. Il avait aussi deux fils mais n’en parlait quasiment jamais. Sauf une fois où il nous a dit qu’il aimait la mode des cheveux longs pour les garçons. A nous qui n’étions pas ses enfants, il a appris la vie, mine de rien.”
Les dialogues seront improvisés par les comédiens au fur et à mesure
C’est ainsi que va naître peu à peu le projet du Rayon vert et le personnage de Delphine qu’interprétera Marie Rivière. Sur un canevas très mince, s’improviseront les aventures estivales d’une jeune femme seule : c’est l’été, et la copine avec laquelle elle devait passer ses vacances la laisse tomber.
Comment rebondir ? Où aller ? Elle va se rendre de cités balnéaires en stations de montagne sans jamais parvenir à se poser, toujours un peu déprimée, sans doute par sa solitude. Elle dit avoir un copain mais on ne le voit jamais et on dirait qu’elle non plus… C’est que Delphine cherche le grand amour.
Sans rien d’écrit (sauf un plan de tournage), tous les dialogues seront improvisés par les comédiens au fur et à mesure. La seule chose évidente, c’est que le rayon vert – à la fois titre d’un roman d’aventure de Jules Verne et phénomène optique naturel (les rayons de couleur verte sont les derniers qui apparaissent à l’horizon quand le soleil se couche) – apparaîtra à un moment dans le film, avec la légende qui lui est attachée : quiconque le voit connaît immédiatement les sentiments de celui qu’il aime…
Une équipe technique composée de femmes
Pour se mettre au diapason de son film et par mesure d’économie, Eric Rohmer réduit au minimum l’équipe technique et décide de la composer uniquement de femmes. C’est ainsi qu’il entraîne avec lui quelques débutantes : au son (au magnéto et à la perche), Claudine Nougaret (la future productrice et épouse de Raymond Depardon) qui sort de l’école Louis-Lumière ; à l’image (cadreuse et chef op), Sophie Maintigneux ; au poste d’assistante-productrice-régisseuse, Françoise Etchegaray qu’il connaît depuis le début des années 1970 et qui a travaillé avec Jean Eustache et Jean-Luc Godard. Elle va très vite devenir l’assistante indispensable de Rohmer et ce, jusqu’à son dernier film Les Amours d’Astrée et de Céladon.
Un film économiquement fragile
Rohmer a décidé de mettre en branle la maison de production qu’il a créée sur les conseils de Barbet Schroeder, indépendante des Films du Losange : La Compagnie Eric Rohmer, qui jusqu’à présent n’était qu’une coquille vide. Rohmer ne veut pas engager le Losange dans ce film-là qui est fragile économiquement et dont il ne sait, à la vérité, pas encore ce qu’il va en faire.
Quel sera vraiment son statut ? Tourné en 16 mm, restera-t-il un “film de vacances” ; sera-ce un vrai film qu’il qualifie “d’esquisse” mais qui sortirait en l’état ? ; ou bien le brouillon d’un film au budget plus important qu’il financerait avec le Losange et en 35 mm ?
Rohmer veut renouer avec l’esprit des débuts de la Nouvelle Vague
Ce qui est sûr, c’est que tout le monde sera payé au minimum syndical – ce que les jeunes femmes se verront reprocher par la suite par une partie de la profession… Les contrats sont parfois rédigés sur un coin de table, en attendant que de vrais statuts soient déposés.
S’il ne sait pas encore trop à quoi aboutira ce tournage, il semble évident que Rohmer veut renouer avec l’esprit des débuts de la Nouvelle Vague dont il a été l’un des plus volontaires représentants. De dix ans plus âgé que Godard, Truffaut, Rivette ou Chabrol, il a toujours été, du temps des Cahiers du cinéma – dont il fut l’un des rédacteurs et même l’un des rédacteurs en chef, dans les années 1960 après la mort du patron, André Bazin –, le grand frère de la bande, celui qui initiait des films sans avoir le premier sou pour les financer.
Critique puissant et intellectuellement structuré (il a failli faire Normale sup), il fut de ceux qui clamèrent au public le génie d’Hitchcock, la suprématie de Renoir, de Hawks. La politique des auteurs, le cinéaste comme artiste et seul auteur du film, c’est lui aussi.
Il fut de ceux qui bouleversèrent les règles très établies de l’industrie du cinéma français, en devenant réalisateur sans passer par la case de l’assistanat. Faire des films avec trois francs six sous (il a d’ailleurs la réputation d’être économe… voire radin), il connaît.
Des conditions de tournage très rudimentaires
Le Rayon vert sera réalisé dans des conditions très rudimentaires, dans l’ordre chronologique de l’histoire. Françoise Etchegaray devient la femme à tout faire de l’équipe (elle ira même pêcher le maquereau pour nourrir l’équipe…), se fait prêter des appartements ou des maisons, notamment à Biarritz, puisqu’elle est originaire de la région.
Bien que fauché, le tournage voyage
Rohmer paie tout (ou ne paie pas) en espèces qu’il sort de l’un de ses nombreux sacs en plastique. Bien que fauché, le tournage voyage. Après les séquences en région parisienne, l’équipe ira à Cherbourg (dans la famille de Rosette qui joue également dans le film, avec certains membres de sa famille), à La Plagne dans les Alpes (où Marie Rivière a des amis, gérants d’une boutique de location de matériel de sport, qui joueront eux aussi), et à Biarritz, donc, pour un séjour qui constituera presque à lui seul la seconde moitié du film.
Tout le monde sera logé gratuitement non loin de là, à Cambo-les-Bains, célèbre pour la maison qu’y possédait Edmond Rostand. Sauf Rohmer. Pourquoi ? Parce qu’en réalité, Maurice Schérer, comme chaque année depuis trente ans, passe des vacances dans sa belle-famille au Pays basque.
Encore aujourd’hui, Françoise Etchegaray reste persuadée, avec beaucoup d’humour, que la famille de Rohmer ignorait qu’il était en train de tourner un film… D’autant plus que le plan de tournage était assez léger. Mais que disait-il le matin en quittant la maison ?
Eric Rohmer prend soin d’isoler Marie Rivière
Le tournage commence à Paris au début de l’été 1984. Rohmer a pris soin d’entourer Marie Rivière de gens qu’elle connaît bien, parmi lesquels Lisa Heredia et Rosette. Cewrtains des amis de Marie feront des apparitions (notamment le dragueur de Saint-Sulpice).
Mais on la voit aussi chez elle (boulevard Saint-Germain, donc) et dans sa propre famille, chez sa sœur, ainsi que dans le jardin de la maison de Heredia, en banlieue, avec Béatrice Romand. En revanche, afin d’accentuer la solitude de Delphine, Eric Rohmer va mettre un point d’honneur à la maintenir à distance de l’équipe technique, bien que féminine.
Une distance plus morale que physique, puisque tout le monde partagera les mêmes lieux de vie. Mais, par exemple, quand les “filles sortaient ensemble en boîte, je n’avais pas le droit de les suivre et je restais seule dans ma chambre”, se souvient Marie Rivière, qui se soumettait sans broncher à cette direction d’acteur.
“Arrêtons tout. Tout le monde nous regarde”
En ce qui concerne les costumes, chacun portera les siens. Le béret vert que Marie Rivière porte à la fin, et dont on lui parle encore aujourd’hui dans tous les coins du monde quand elle vient présenter le film, elle l’a acheté au dernier moment parce qu’elle avait besoin de se couvrir la tête.
Elle se fait un peu sermonner quand Rohmer lui reproche d’être venue tourner la scène de la plage sans maillot de bain… De même, quand Marie vient en avion rejoindre l’équipe au Pays basque, elle a droit à des reproches. Non parce que l’avion coûte spécialement plus cher, mais pour le principe. L’avion, pour Rohmer, c’est du luxe !
Sur la plage, Rohmer, clap glissé dans son maillot de bain
Un jour, sur la plage bondée de Biarritz, Rohmer, soudain affolé, glisse discrètement à Françoise Etchegaray : “Arrêtons tout. Tout le monde nous regarde.” Eclats de rire de toute la bande de jeunes femmes. Ce n’est pas elles que tout le monde regarde… mais Rohmer lui-même et son look improbable : casquette avec protège-nuque de safari, clap glissé dans son maillot de bain, corps recouvert comme à son habitude d’une épaisse couche blanchâtre de crème solaire…
Françoise Etchegaray en rit encore : “La crème solaire devait représenter le plus gros du budget du film.” Eric Rohmer ne se sépare jamais des horaires des marées. Un jour, il les perd, il le vit mal… A vrai dire, il ne fait pas beau à Biarritz cette année-là, et l’équipe doit tourner entre les averses.
“Je compte sur vous pour pleurer !”
Rohmer a prévenu Marie Rivière avant le tournage : “Je compte sur vous pour pleurer !” “J’étais ravie, raconte Marie Rivière aujourd’hui, j’adore pleurer.” Elle va pouvoir s’en donner à cœur joie. Notamment dans l’une des plus belles scènes du film, celle où Delphine se promène seule au hasard dans la campagne normande, s’approche d’une barrière et se met soudain à pleurer.
Vingt ans après, pendant une interview, Rohmer en parlait encore avec émotion. Car ces larmes n’avaient pas été prévues. Elles sont nées des circonstances, d’une intuition d’actrice, mais peut-être aussi de sa fragilité psychologique momentanée, conséquence des conditions de travail imposées.
Tout d’un coup, le personnage et l’actrice ne font plus qu’un, et c’est sans doute cela qui ravit le cinéaste admirateur de Rossellini et des larmes d’Ingrid Bergman à la fin de Stromboli. Marie Rivière est de toute façon géniale dans le film. Pendant plusieurs années, elle refusera de le reconnaître, mais Delphine, c’est elle.
Le film reste près d’un an dans un placard
Le tournage terminé, Rohmer monte le film avec sa nouvelle chef monteuse, Lisa Heredia (qui succède à Cécile Decugis, avec qui il collaborait depuis Ma nuit chez Maud). Mais il n’a pas réussi à filmer le rayon vert. Dubitatif, il dépose le film dans un placard pendant près d’un an.
Rohmer montre le “Rayon vert” à son épouse pour avoir son avis
Puis, selon certains, le montre à son épouse pour avoir son avis. Ce qui constituerait une première pour Rohmer qui a toujours mis un point d’honneur à cloisonner vie privée et vie cinématographique. Le film est estimé digne de sortir en salle.
Barbet Schroeder et Margaret Menegoz ne sont guère enthousiastes et invitent même Etchegaray à expliquer au cinéaste que, pour tout le monde, c’est un génie du cinéma et qu’il ne peut pas se permettre de sortir un petit film de vacances.
Le Rayon vert remporte le Lion d’or à Venise
Mais le Losange finit par accepter de le sortir, à condition que les risques financiers soient limités. Menegoz a alors une idée : faire appel à Canal+. La chaîne accepte de participer au financement du film mais exige de pouvoir le diffuser avant sa sortie. Pour cela, la loi leur impose de transformer Le Rayon vert en téléfilm. Chose aussitôt faite. L’un des plus grands films de l’histoire du cinéma français était donc d’abord un téléfilm.
Et puis le film est présenté à la Mostra de Venise et remporte le Lion d’or, la récompense suprême. Grâce à Canal+, il est pratiquement déjà remboursé ; 40000 spectateurs suffiraient, 400000 personnes vont voir ce film… qui va officiellement devenir, sur décision de Rohmer, le cinquième de la série Comédies et proverbes. Voilà comment un petit home video est devenu l’un des plus beaux films de l’un des plus grands cinéastes de l’histoire.
Merci à Marie Rivière
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