Trois ans après le carton de “Pulp Fiction”, l‘agitateur du cinéma US construit un film virtuose où palpite son amour de la culture black. Avec un casting hors pair, le style Tarantino approche ici la “perfiction”.
Nous sommes en 1994 : Pulp Fiction décroche la Palme d’or et Quentin Tarantino devient instantanément une star mondiale. Le film cartonne à peu près partout, son auteur croule sous les tournées promo mondiales, les millions de demandes d’interviews, les projets parallèles ou ponctuels. Comment survivre à un tel monstre ? Comment le surpasser ?
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
“Je n’ai jamais douté de mes capacités à pouvoir enchaîner. Par contre, je savais que prendre mon temps ne serait pas une mauvaise chose. Les médias avaient atteint ce point de non-retour où ils ne pouvaient plus que me détester pour cause d’indigestion. Mais ils s’étaient rendus malades tout seuls, je ne les ai pas forcés à écrire ces tonnes d’articles sur moi !”
Rusé, Quentin n’envisage pas d’exploiter le filon Pulp Fiction pour son film suivant. Il veut changer d’échelle et de genre, bosser sur une histoire plus modeste et travailler en profondeur les personnages. Il choisit d’adapter Punch Creole, roman noir d’Elmore Leonard, un écrivain qui maîtrise les intrigues policières tout en ayant un goût prononcé pour la flânerie narrative, les personnages fouillés, les dialogues savoureux, le sens des lieux et des décors, dans un mélange d’humour, de violence et de cool.
Moins chargé en action et en adrénaline
Peut-être parce que ses personnages principaux ont déjà de l’âge, un certain vécu, Jackie Brown ira beaucoup moins vite que Reservoir Dogs ou Pulp Fiction, sera moins chargé en action et en adrénaline, plus prodigue en temps faibles et respirations amples.
“Pendant l’écriture, j’étais heureux où j’étais, fasciné par ces personnages, plongé dans l’histoire, et je ne pensais pas encore au rythme général du film. Il dure deux heures trente. La première heure est consacrée aux personnages, il ne se passe rien en terme d’action. Mettons que le film soit une voiture, les personnages sont au volant et sur la banquette arrière.”
“Au début, le spectateur est assis à l’avant, il fait connaissance avec les personnages. De ce point de vue, mon modèle est Rio Bravo. Comme chez Hawks, on se lie avec les personnages en allant dans les bars avec eux, on boit des coups, on fume un pétard, on regarde la télé… Puis au bout d’une heure, l’intrigue passe devant et prend le volant du film. Et elle est d’autant plus forte qu’on connaît bien les protagonistes dans toutes les nuances de leurs personnalités.”
Des scènes merveilleusement prosaïques
Jackie Brown contraste non seulement avec les précédents films de Tarantino mais s’inscrit à rebours de toute l’évolution du cinéma hollywoodien, porté sur le rythme trépidant, les temps forts, les morceaux de bravoure et les effets spéciaux. Au milieu de tous les popcorn movies destinés prioritairement aux ados, ce nouveau Tarantino s’adresse plutôt aux adultes, à des spectateurs qui ont déjà une petite expérience du cinéma et de la vie. Le film est carrossé par son tempo tranquille, son montage long, ses plans-séquences, mais aussi son souci de réalisme quotidien.
”Un vrai bureau de prêteur sur gages existant depuis seize ans”
Jackie Brown peut ainsi être vu comme un documentaire sur la South Bay, cette vaste banlieue sud et lower middle class de Los Angeles où a grandi Tarantino. Le film abonde en scènes merveilleusement prosaïques, prélevées dans la banalité du quotidien, comme celle où Max, le prêteur sur gages, débarque pour la première fois chez Jackie et fait plus ample connaissance avec elle devant une tasse de café, avec une chanson des Delfonics en sourdine.
“C’est un des moments que je préfère. Ils prennent le temps de se découvrir. Cette scène résume un aspect important du film : le réalisme, le vécu. L’appartement de Jackie est un véritable appartement de Hawthorne, avec un loyer authentique correspondant aux moyens financiers du personnage ; l’appart de Melanie à Hermosa Beach est aussi un véritable appartement de plage, avec tous les problèmes d’exiguïté et de lumière que ça posait. Le bureau de Max est un vrai bureau de prêteur sur gages existant depuis seize ans. Ces décors ne ressemblent pas à un plateau de cinéma, ils ont l’air vrais – et ils le sont !”
Soul music et relations entre personnages blancs et noirs
Le réalisme du film, ce sont également les rapports entre Noirs et Blancs, vaste sujet américain qui obsède le cinéaste, petit Blanc qui a grandi au contact de voisins noirs et de la culture black. Ce n’est pas pour rien que l’un des changements majeurs entre le livre et le film consiste à transformer le héros du bouquin en une femme noire.
Jackie Brown est truffé d’argot noir, du mot “nigger” utilisé dans un contexte antiraciste, de soul music et, bien sûr, de relations entre personnages blancs et noirs. Cela va de l’amitié (entre Samuel L. Jackson et Robert De Niro) à la relation amoureuse (entre Pam Grier et Robert Foster), en passant par le désir sexuel “exotique” (entre Samuel L. Jackson et Bridget Fonda).
Tarantino est intarissable sur ces questions, mais dans le contexte – tout frais à l’époque – du procès O. J. Simpson, il regrette ce qu’il perçoit comme une régression dans les relations interraciales américaines : “Il y a une tendance au séparatisme sexuel et amoureux, les Noirs doivent coucher entre eux, etc. C’est comme si on avait fait tous ces efforts pour finalement retourner en arrière.”
Un équivalent ciné des disques Stax ou Motown
“Dans les années 70, les relations interraciales représentaient un sommet de l’ouverture d’esprit et du progrès humain. C’est de cette culture que je viens.” L’usage récurrent du mot “nigger” choque certains lobbys et personnalités publiques. “Dans la bouche des Noirs américains, ce mot n’a aucune connotation raciste, explique Quentin. C’est un compliment, ça veut dire ‘mon pote’ ou ‘mon frère’. J’aime la danse du langage, j’aime faire swinguer les mots. Un jour, j’ai dit à Sam (Jackson – ndlr) : ‘Personne ne joue la musique de mes dialogues aussi bien que toi’, et il m’a retourné le compliment : ‘Quentin, personne n’écrit d’aussi bonnes musiques que toi !”
Une queen de la blaxploitation et un quinqua au charme insidieux
Si Jackie Brown est un film soul, l’équivalent cinéma des disques Motown ou Stax, Quentin Tarantino est Berry Gordy ou Bobby Womack, alors que Samuel L. Jackson ou Pam Grier seraient ses Marvin Gaye et Aretha Franklin. Comme dans tous les films de Tarantino, le casting est fondamental. En dehors de Jackson, qui devient pour Tarantino l’équivalent de ce que fut De Niro pour Scorsese, on retrouve justement De Niro dans un magnifique contre-emploi de taulard abruti, Bridget Fonda parfaite en surfer girl frivole, ou encore Michael Keaton en gentil flic plus ou moins amoureux de sa proie.
On trouve surtout au centre du film deux comédiens chevronnés, mais oubliés, que Quentin est allé rechercher dans les limbes de sa cinémathèque perso et de ses souvenirs d’ado : Pam Grier, bombasse ex-queen de la blaxploitation, et Robert Forster, quinqua au charisme insidieux et discret, disparu des radars depuis certains nanars d’action des eighties style Vigilante, Delta Force ou Maniac Cops 3.
Deux retours gagnants
Celle qui fut “Foxy Brown” ou “Coffy, la panthère noire de Harlem” raconte son plaisir à travailler avec Tarantino, et c’est beau comme du Daney : “Il n’a plus la liberté économique des années 70, il n’a plus le droit à l’erreur, tout doit être prévu. Il cherche à imiter la réalité avec des plans très longs qui nécessitent une longue préparation. Le spectateur a une impression de temps réel grâce à des plans-séquences de neuf minutes de dialogues.”
Elle s’est identifiée sans peine à son personnage, même s’il n’a rien d’autobiographique pour cette actrice qui vit peinarde dans une ferme du Colorado : “Il y a de moi dans Jackie, surtout cette sagesse que l’on acquiert avec les années. Sans cette maturité de femme et d’actrice, je n’aurais sans doute pas pu l’interpréter.”
De son côté, Forster prend l’aventure Jackie Brown comme un miracle tombé du ciel, l’œil aussi brillant que le gamin devant le sapin de Noël : “Ma carrière se résumait à un premier acte de cinq ans, puis un second de vingt-cinq ans. Sauf que ces vingt-cinq ans étaient une glissade permanente vers le bas ! Et là, Quentin me propulse à nouveau, au-delà des nuages. Il m’a offert un cadeau d’une telle dimension que je ne pourrai jamais lui rendre la monnaie.”
Une épaisseur romanesque à rebours du jeunisme hollywoodien
La monnaie, il la lui a quand même rendue par sa performance toute en douceur et subtilité. Le couple Jackie-Max/Pam-Robert fait merveille par sa timidité précautionneuse, sa prudence de chat qui a déjà vécu et reçu des coups, sa séduction à feu doux et son alchimie. Cet amour naissant et compliqué est le vrai moteur du film, certes moins marrant que les gerbes d’étincelles produites par Jackson et De Niro, mais tellement plus profond. L’épaisseur romanesque de Jackie Brown est là, dans cette possibilité ténue de relation amoureuse à 40 ou 50 ans, cette promesse antifitzgeraldienne de second acte dans une vie américaine, elle aussi à rebours du jeunisme hollywoodien.
« Reservoir Dogs’ et ‘Pulp Fiction’ se revoient comme on réécoute un album »
Décembre 1997, Philippe Garnier, notre correspondant à L. A., assiste à l’avant-première et fait part de son enthousiasme pour ce qui est selon lui “une bombe incendiaire, un doigt enfoncé dans toutes les gerçures, crevasses et troufignons de l’enveloppe sociale de Los Angeles. Les failles tectoniques entre ethnies sont au cœur de ce qui fait de Jackie Brown un film de Tarantino plutôt qu’une histoire d’Elmore Leonard.”
Garnier pointe aussi la qualité des acteurs et des personnages, la justesse de leurs sentiments. Tarantino lui-même insiste sur la longueur en bouche de son film. “Reservoir Dogs et Pulp Fiction se revoient comme on réécoute un album, on peut les regarder distraitement, en groupe, en buvant des coups… Ce n’est pas la même chose avec Jackie Brown : je crois qu’il faut le (re)voir d’un bout à l’autre en étant complètement dedans, sans distraction extérieure.”
“Un film sur la conscience de sa propre mortalité”
Dix-huit ans plus tard, Tarantino n’a pas changé d’avis. “C’est un film unique dans mon œuvre parce que c’est le seul qui ne se situe pas dans le ‘monde de Tarantino’. Jackie Brown se passe dans la réalité, dans un monde presque plus vrai que la réalité. Je l’aime aussi parce que je suis attaché aux thèmes que ce film développe. Je l’ai fait à 30 ans et quelques, alors qu’on aurait pu s’attendre à ce que je le tourne maintenant, à la cinquantaine. C’est un film de maturité, comme on dit.”
“Je suis très fier d’avoir fait un film sur le vieillissement, la conscience de sa propre mortalité, alors que j’étais encore un jeune homme ! Je suis très fier de son humanité, de son épaisseur. Plus on revoit Jackie Brown, plus on s’y attache, parce qu’on connaît les personnages en profondeur. Et plus on les connaît, plus on aime passer du temps avec eux, comme avec des proches. Voilà ce que nous fait Jackie Brown. Vraiment, j’en suis fan !”
{"type":"Banniere-Basse"}