En 2000, dans un écrin de ralentis délicats et de violons onduleux, In the Mood for Love porte le cinéma vers des sommets de folie décorative. Wong Kar-wai en est l’artisan méticuleux et irrésolu.
Seize ans après sa sortie, In the Mood for Love reste un puissant concentré de mythes : film emblématique de la nouvelle vague asiatique des années 2000, histoire d’amour impossible par essence, jonction entre une ère télévisuelle et l’âge classique du cinéma, consécration du lien entre un cinéaste et son actrice, la grande Maggie Cheung…
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Un film culte en somme, ce qui se vérifie dans l’immédiate familiarité nouée entre ses images et le spectateur d’aujourd’hui : on ne (re)voit pas In the Mood for Love sans avoir la bizarre impression de l’avoir visionné un millier de fois au cours de cette dernière décennie, à travers tous ses avatars si imprégnés du style de Wong Kar-wai.
Douglas Sirk et la télévision pour modèles
Avec cette romance chaste dans le Hong Kong des années 1960 entre un homme (Tony Leung, prix d’interprétation masculine à Cannes) et une femme (Maggie Cheung) qui n’osent s’aimer, le réalisateur d’As Tears Go by et Chungking Express a changé de statut : d’auteur arty et estimé, retranché derrière ses lunettes de soleil, il est devenu un cinéaste adulé mondialement. Conséquence d’un triomphe commercial – un million d’entrées en France – et de la découverte d’un nouveau régime d’images : un ballet hypnotique et stylisé qui glane ses modèles aussi bien dans les grands mélodrames hollywoodiens (Cukor, Sirk) que sur les écrans de télévision.
C’est là que Wong Kar-wai a débuté comme scénariste, signant des clips et des sitcoms dont il reprend les artifices : les ralentis, accélérés et images arrêtées ; les couleurs saturées ; et son fameux motif de la répétition (la séquence centrale où les deux amants jouent plusieurs fois la même scène).
Un très long tournage
La géniale alchimie d’In the Mood for Love aura tenu aussi à une addition de contretemps. On a appelé ça la “méthode WKW” : une manière de faire sans scénario – au fur et à mesure du visionnage des rushes – et des tournages très longs mobilisant les acteurs pendant quinze à vingt mois.
Le huitième long métrage de WKW a poussé ce modèle à son comble. “Au bout de neuf mois, nous pensions que le film était terminé, confiait Maggie Cheung, en 2001, aux Cahiers du cinéma. Mais huit jours après, Kar-wai m’a appelée pour que je revienne une semaine. J’ai accepté. Sauf que ça a duré un mois. Je me suis souvent énervée. Je lui demandais pourquoi il n’était pas capable de décider une fois pour toutes ce que serait le film. Mais pour lui, c’est la seule façon de procéder. Il trouve le film en visionnant les rushes. Il a besoin de découvrir les images déjà tournées pour en imaginer d’autres.”
« De la matière pour faire au moins trois films” Maggie Cheung
En fait, Wong Kar-wai pensait au départ à un moyen métrage tourné à Bangkok pour renouer plus facilement avec l’atmosphère des années 1960. Voici ce qu’il expliquait aux Inrocks : “Je ne pensais pas faire un long métrage situé en 1962, à cause des exigences de décors, de costumes, de finances, etc. De plus, la ville change tellement vite que le Hong Kong de 1962 n’existe plus. (…) Au fur et à mesure, le film s’est rallongé. In the Mood for Love est donc devenu un film tourné à Hong Kong pour les intérieurs et à Bangkok pour les extérieurs.”
S’y sont ajoutées vingt ou trente prises pour certaines scènes, le tournage parallèle de 2046 – que le cinéaste élabore simultanément – et des dizaines de scènes clés de l’histoire éliminées au montage… Si bien que “beaucoup de scènes n’ont pas été retenues dans le montage final ; son élaboration s’est faite par soustractions successives”. Une manière de procéder qui ne fait pas que des adeptes, comme le chef opérateur Christopher Doyle, qui interrompt sa collaboration au bout de quelques mois.
Par cette méthode, ce temps de tournage très étiré, WKW fait accéder les acteurs à un jeu ultra intériorisé, à la fois monochrome et éthéré, infiltré dans leur inconscient. Il invente une façon originale de raconter une histoire, constituée de trous et d’ellipses, d’invisibles ramifications. “Je savais qu’on avait de la matière pour faire au moins trois films”, confiait encore l’actrice aux Cahiers du cinéma.
Architecture secrète
Sous la surface scintillante d’In the Mood for Love se joue une fiction off, une architecture secrète qui vient nourrir la beauté plastique de sa mise en scène. Chaque détail du décor y est fétichisé, sous la direction artistique de William Chang – qui trouva l’idée de l’unique modèle de robe décliné dans des tissus différents.
L’apparence très sophistiquée des héros pris dans l’étau de lieux confinés et quotidiens (une chambre, une boutique de nouilles…) traduit cette obsession de l’échec, des entraves de l’existence et de la fuite du temps… En même temps que ses multiples occasions manquées d’en jouir, suggérées par la très belle musique de Michael Galasso, ritournelle sentimentale qui obsède jusqu’aux larmes.
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