Après dix ans d’absence, Leos Carax revient en 2012 avec Holy Motors, film virtuose dans lequel il revisite les grands motifs de sa filmographie. Récit d’un tournage électrique, émaillé d’incidents tragiques et de hasards merveilleux.
En ce 23 mai 2012, il est un peu plus de minuit lorsque les lumières se rallument dans le Palais des festivals de Cannes. La projection de Holy Motors, le dernier film de Leos Carax, présenté en compétition officielle, s’achève sous une salve d’applaudissements, près de huit minutes d’une standing ovation extatique.
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Au milieu de la salle, embarrassé par ces honneurs bruyants, le cinéaste se cache derrière ses légendaires lunettes de soleil. “Il semblait heureux, grisé, mais il y avait aussi un peu de souffrance dans son attitude. D’ailleurs, il s’est allumé une clope dans la salle, ce qui a fait frémir la sécurité. Je crois que Leos n’était pas très à l’aise avec ces hommages”, note l’actrice Edith Scob, qui l’accompagnait.
Moins d’une semaine plus tard, au moment des délibérations, Holy Motors se retrouve pourtant vite écarté des débats par le président du jury, Nanni Moretti, qui, dit-on, a détesté le film. Retranché à Nice, où il a fui l’agitation de la Croisette, Leos Carax apprend qu’il est recalé du palmarès. Il envoie ce texto aux membres de l’équipe technique : “Le film n’est pas retenu par le jury mais je vous remercie de m’avoir accompagné dans cette aventure.” Peu lui importent les récompenses à cet instant : il sait que Holy Motors marque son grand retour au cinéma.
Les retrouvailles avec Denis Lavant
Et l’affaire n’était pas gagnée d’avance. Voilà près de dix ans que Leos Carax n’avait plus tourné de long métrage, depuis Pola X, avec Guillaume Depardieu. Une longue période durant laquelle le réalisateur aura développé deux projets ambitieux, un film de SF en anglais et une adaptation de la nouvelle de Henry James, La Bête dans la jungle, abandonnés faute de budget et de casting. “On a souvent raconté que Leos prenait son temps, qu’il s’était tenu volontairement à l’écart. C’est faux : il n’en pouvait plus de cette inertie ; il voulait d’urgence retrouver les plateaux”, corrige sa proche collaboratrice, la monteuse Nelly Quettier.
Le déclic à l’origine de Holy Motors viendra lors de ses retrouvailles avec son vieil acteur fétiche, Denis Lavant, qui avait accompagné le cinéaste depuis son premier film jusqu’aux Amants du Pont-Neuf, la mythique catastrophe industrielle dont ils sortirent lessivés en 1991. “On avait perdu le contact depuis ce film infernal qui nous avait pris trois ans de nos vies et nous avait menés au bord de la folie, lance Denis Lavant. Il nous a fallu des années pour nous retrouver, grâce à un ami commun, Harmony Korine. Je jouais dans son film, Mister Lonely, où j’incarnais le sosie de Charlie Chaplin. Je crois que c’est en me voyant ainsi déguisé, avec un costume et des postiches, que Carax s’est de nouveau senti inspiré.”
Le cinéaste imagine alors pour le comédien une nouvelle identité : M. Merde, un clodo monstrueux, entité burlesque et rageuse qu’il met en scène dans un court intégré au film à sketches Tokyo!, sorti en 2008. “Leos a retrouvé tout son appétit pour le cinéma grâce à ce personnage délirant, ce rêve enfantin qui dynamite les codes de la fiction, raconte Denis Lavant. Là, enfin, il tenait sa dernière muse.”
“Comme si Leos avait déjà rêvé le film” la scripte Mathilde Profit
Et il n’allait plus la lâcher. Quelques jours après la sortie de Tokyo!, il se lance dans l’écriture d’un long métrage où il veut décliner la figure de M. Merde en de multiples possibilités. Ce sera Holy Motors. “Il a achevé le scénario en un mois”, témoigne la directrice de casting Antoinette Boulat. “Un scénario extrêmement visuel, composé d’images, de dessins, de schémas de découpage. Comme s’il avait déjà rêvé le film”, prolonge la scripte Mathilde Profit.
La défection de Juliette Binoche
Exalté par ce nouveau projet qu’il veut réaliser vite, Leos Carax commence à chercher un producteur. Et se heurte à un mur : “Tout le monde lui claquait la porte au nez. Il a vu une quinzaine de producteurs en vain, s’énerve la chef opératrice, Caroline Champetier. Les gens ne lui pardonnaient pas l’échec des Amants du Pont-Neuf, ils le voyaient comme un infréquentable.” “Chez les banquiers, les assureurs, Leos Carax était craint, voire rejeté, confirme Martine Marignac qui finira par récupérer le projet fin 2010, via la société Pierre Grise Productions. On m’a dit que j’étais folle de le produire, que j’allais être ruinée. J’allais leur donner tort.”
Tandis que son entourage tente de finaliser le budget du film (environ 3,7 millions d’euros), le cinéaste recrute son équipe, qu’il veut jeune et féminine, commence les repérages et règle des problèmes de casting concernant ses actrices principales, Kate Moss et Juliette Binoche. La première, après lui avoir donné son accord pour jouer le top model dans la scène du Père-Lachaise, est injoignable à quelques jours du tournage – elle sera finalement remplacée par Eva Mendes. La seconde, ancienne intime et actrice fétiche du cinéaste, a elle aussi disparu dans la nature.
“Leos avait écrit la séquence de la Samaritaine pour Juliette Binoche“ la chef opératrice Caroline Champetier
Martine Marignac ne décolère toujours pas : “Juliette était très tôt impliquée dans le projet. Elle avait assuré à Leos qu’elle ferait le film, et voilà qu’elle ne donnait plus de nouvelles ! Il a fallu insister auprès de son agent pour qu’elle daigne écrire un mail à Leos, où elle expliquait que retravailler avec lui, des années après Les Amants du Pont-Neuf, raviverait trop de mauvais souvenirs.” “Leos a été dévasté, note Caroline Champetier. Il avait écrit la séquence de la Samaritaine pour Juliette. Sur les conseils de son amie Claire Denis, il a alors rencontré Kylie Minogue pour reprendre le rôle et a modifié la scène en profondeur. D’un moment plutôt joyeux, où Juliette devait chanter du Claude François, on est passé à une scène tragique, plus grave, avec ce suicide à la fin qui est à mon sens un meurtre symbolique.”
Tourner malgré le drame
Mais la défection de ses actrices n’est pas le premier souci de Carax : il allait bientôt se trouver confronté à un drame aussi brutal que soudain. Un jour avant le début du tournage, le cinéaste s’inquiète en effet de la disparition de sa compagne, l’actrice Katerina Golubeva, avec qui il a eu une fille, Nastya. Le 14 août 2011, alors qu’il se rend au bureau de sa productrice, rue Charlot dans le IIIe arrondissement de Paris, il apprend la terrible nouvelle : elle s’est suicidée à quelques centaines de mètres de leur appartement.
Le regard vide, Carax reste silencieux et sort marcher dans la rue avec son fidèle allié, le directeur de production Albert Prévost. Il s’effondre en larmes. “A cet instant, nous pensions tous que le film serait forcément annulé, rembobine Edith Scob. Vous imaginez les conditions dans lesquelles nous allions tourner, alors qu’une enquête était en cours et que Katerina allait être enterrée au Père-Lachaise une semaine plus tard ?”
La productrice, Martine Marignac, propose un deal au cinéaste : “Je lui ai dit que nous pouvions décaler le tournage de trois semaines, voire un mois s’il le souhaitait. Il m’a regardée fixement et m’a répondu : ‘Non, surtout pas. Ne changeons rien. Réaliser ce film est la seule manière que j’ai de m’en sortir…’”
Une équipe hyper soudée
Le 15 août 2011, lorsque toute l’équipe se réunit en banlieue parisienne vers deux heures du matin pour tourner la première scène du film, une étrange atmosphère règne sur le plateau. Acteurs et techniciens s’interrogent : quel va être l’état d’esprit de Leos Carax ? Comment le drame survenu la veille va-t-il influencer la vie sur le tournage ?
“Dès le début, il y a eu une sorte de pacte passé entre Leos et l’équipe, se souvient Julie Gouet, la première assistante du cinéaste. Nous allions tous faire front pour ce film.” “Comme une sorte d’acte sacrificiel, poursuit Denis Lavant. Il fallait que l’on se soude, que l’on s’embarque dans la même énergie pour Leos. Nous devions partir de la mort pour revenir à la vie.”
Pendant les huit semaines de tournage, partagées entre un studio de Montreuil (où ont été réalisées les scènes dans la limousine) et quelques décors autour de la Seine, l’équipe va se mettre au service du cinéaste et de ses visions surréalistes. “Chaque séquence était un défi technique. Leos avait une idée très précise de ce qu’il voulait. Il avait des ambitions visuelles dingues, incomparables avec le reste du cinéma français”, raconte le maquilleur et spécialiste des effets spéciaux, Bernard Floch, qui avait la charge de fabriquer la galerie de personnages du film, tous incarnés par Denis Lavant dans un brillant exercice de transformisme : un banquier, calqué sur DSK, un sosie de Beckett, une mendiante, un vieillard au crépuscule de sa vie, et l’infernal M. Merde…
“Le tournage était une fête” Denis Lavant
Sur le plateau, Leos Carax fait preuve d’une concentration extrême : il prend entre cinq et quinze prises par scène, corrige le moindre détail de direction artistique, module à voix basse le jeu de ses acteurs. “Il s’attache beaucoup à la gestuelle, à la chorégraphie, observe la comédienne Elise Lhomeau. On sentait qu’il était extrêmement investi dans le film, qu’aucune scène n’était fonctionnelle.” Ceux qui ont travaillé avec lui par le passé découvrent aussi un cinéaste changé, plus communicatif. “Plus riant aussi, exulte Denis Lavant. Le tournage était une fête, un plaisir retrouvé de jeu, de travestissement, de bricolage. Et ça se ressent dans le film : Holy Motors est l’œuvre la plus drôle et vitaliste de Leos, très loin de l’image mortifère que certains retiennent.”
Effets primitifs et techniques de pointe
A travers sa collection de personnages hors norme, Carax dresse une sorte d’autoportrait protéiforme, lucide et ironique, mais il prend surtout sa revanche sur dix ans d’absence au cinéma : d’une séquence à l’autre, l’auteur expérimente un nouveau genre, de nouvelles techniques. Lui qui a toujours revendiqué son attachement à la pellicule, se convertit ici à tous les régimes d’images les plus modernes : il s’arme d’une caméra Red Epic, tourne une scène de motion capture et enregistre une virée nocturne au Père-Lachaise en datamoshing.
Florian Sanson, chef décorateur, n’en revient toujours pas : “Leos voulait un mélange d’effets spéciaux primitifs, façon Méliès, et de techniques très pointues. Il était curieux de tout. Par mail, il envoyait des extraits de films hollywoodiens, de trucs vus sur YouTube, des vidéos expérimentales, toutes choses qui nourrissaient l’identité visuelle de son film… Je n’avais jamais vu un cinéaste aussi avide d’images contemporaines.”
La Samaritaine sinon rien
A 50 ans, Leos Carax n’est plus ce jeune cinéaste fougueux et romantique qui pouvait s’abîmer dans sa recherche d’absolu. Il veut aller plus vite et résiste à tous les problèmes de production qui émaillent le tournage de Holy Motors : les difficultés techniques provoquées par la limite du budget ; les caprices d’Eva Mendes, surprise puis agacée de partager une scène avec Denis Lavant affublé d’une prothèse de bite (“Elle ne savait pas trop ce qu’elle foutait sur le plateau”, s’amuse l’acteur) ; et les autorisations de tournage qui tardent à se débloquer.
Il remue ainsi ciel et terre pour obtenir le droit de filmer à la Samaritaine, malgré le refus de son propriétaire, le groupe LVMH. “Il ne pouvait pas transiger sur ce lieu qu’il considérait comme le cœur du film, un retour indispensable aux Amants du Pont-Neuf”, précise Martine Marignac. Alors le cinéaste prit son téléphone et appela une vieille connaissance : Carla Bruni, première dame de France à l’époque. “En trois heures, la question était réglée, dit la productrice. Elle nous avait obtenu l’autorisation de tourner à la Samaritaine et au Fouquet’s. Il faut dire qu’elle appelait depuis l’Elysée…”
Rien ne devait donc empêcher le grand retour de Leos Carax aux affaires, pas même le destin qui s’acharnait encore sur le cinéaste : le dernier jour du mixage, il apprenait la mort d’Albert Prévost, son ami et directeur de production depuis Les Amants du Pont-Neuf, foudroyé par un cancer…
Le retour à la vie de Leos Carax
Endeuillé par deux fois, Holy Motors est un “film miraculé”, selon la monteuse Nelly Quettier. Une œuvre à l’ambition folle, à la fois densément fictionnelle et intime, où l’auteur revisite les grandes stations de sa filmographie avec une sorte d’ironie et d’inventivité conquérante. “Il n’y a pas beaucoup de films français qui peuvent rivaliser avec Holy Motors ces dernières années, pense Edith Scob, qui s’indigne de la relative indifférence du public (sorti en juillet 2012, le film dépassa à peine les 180 000 entrées). Mais peu importe, il faut laisser le temps faire son effet. J’ai déjà connu ça. Lorsque Les Yeux sans visage de Franju est sorti, le public n’y prêtait pas vraiment attention, alors qu’aujourd’hui tout le monde s’accorde à dire que c’est le film le plus fort, le plus original de son auteur.”
Leos Carax, lui, n’a de toute façon pas eu le temps de se soucier du box-office. Une fois le film achevé, le cinéaste a dû revenir à la vie, se confronter au deuil et à l’absence : “Il a vécu un moment de décompression après le tournage, alors il s’est raccroché à des petits détails : il a déménagé, il s’est occupé de sa fille, il a même passé son permis”, dit sa productrice. “Le cinéma, c’était plus compliqué, poursuit Florian Sanson. Je lui ai demandé après le film s’il avait des projets, et il m’a répondu : ‘Je ne sais pas, je n’ai plus personne.”
Le déclic lui viendra en 2014, lorsque les leaders du groupe de rock Sparks lui apporteront une maquette de trente chansons inédites à partir desquelles Carax commencera à écrire un scénario de comédie musicale sur une histoire d’amour entre un acteur de stand-up et une chanteuse d’opéra. Engagé dans ce projet depuis lors, le cinéaste multiplie les allers-retours aux Etats-Unis et aurait obtenu l’accord d’Adam Driver et de Rooney Mara pour interpréter les rôles principaux de son premier film en anglais, qu’il espère tourner prochainement. Mais c’est encore une autre histoire.
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