Dans Twentynine Palms de Bruno Dumont, un couple vit sa passion dans le désert et les petites villes de Californie du Sud. Le cinéaste s’attaque à un sujet qui traverse toute l’histoire du septième art, des débuts du muet à Wim Wenders ou David Lynch : le vertige des grands espaces américains et la façon dont les hommes les habitent.
La généalogie de Twentynine Palms remonte sans doute aussi loin que Les Rapaces (1925), chef-d’ uvre maudit d’Erich von Stroheim dans lequel un couple se déchire à mort. On n’a jamais oublié ses éprouvantes séquences finales, où les deux amants prédateurs se battent jusqu’à ramper comme des reptiles dans le sable brûlant du désert. Dès le premier âge du cinéma, le territoire américain est vu comme un lieu flirtant avec le fantastique, l’endroit terminal et infernal où se fracassait le rêve américain. Pourtant, pendant plus d’un demi-siècle, le cinéma américain s’est surtout attaché à mythifier l’histoire et le territoire de son pays, les grands espaces et leurs beautés naturelles, magnifiés au fur et à mesure par les évolutions techniques (Cinemascope, Technicolor…), constituant l’un des ingrédients essentiels de la « supériorité » de ce cinéma sur ceux du reste du monde. Cette mythification a pu prendre diverses formes. Dans ses premiers films Le Cheval de fer (1924), La Chevauchée fantastique (1939)… , John Ford s’appliquait à magnifier l’édification des Etats-Unis, assimilant les étendues américaines aux nouvelles frontières à conquérir jusqu’aux rivages du Pacifique.
Plus tard, Ford est tombé amoureux de Monument Valley, et il aimait aller y tourner ses westerns Le Massacre de Fort Apache (1948), La Charge héroïque (1949), Le Convoi des braves (1950), La Prisonnière du désert (1956), Les Cheyennes (1964)… pour profiter de l’endroit, faire des barbecues et dormir à la belle étoile. Il n’hésitait pas à ralentir l’action ou à détourner le récit principal juste pour le plaisir de filmer la beauté minérale des lieux. Il « trichait » avec la réalité des déplacements, quand des convois censés avoir parcouru des dizaines de kilomètres passaient et repassaient en fait devant les mêmes mesas, distantes de quelques centaines de mètres. Synonyme de cinéaste américain, donc souvent pris pour un pur cinéaste d’action, Ford était plutôt le contraire, un contemplatif.
Autre grand auteur de westerns de l’âge d’or Je suis un aventurier (1954), Les Affameurs (1952), L’Homme de la plaine (1955)… , Anthony Mann avait noué un rapport différent aux paysages américains, plus dialectique que Ford : il confrontait, souvent dans le même plan, la violence des hommes et la beauté indifférente de la nature. Parfois, les humeurs humaines épousaient le relief naturel : dans L’Appât (1953), une des scènes de lutte les plus intenses se déroule au bord d’une rivière tumultueuse. Mann, mais aussi Raoul Walsh, Otto Preminger et, à un degré moindre, Howard Hawks (plutôt cinéaste de chambre, influencé par le théâtre, il a quand même signé La Rivière rouge (1948) et La Captive aux yeux clairs (1952), deux grands films de grands espaces), comme la plupart des cinéastes des années 40 et 50, magnifieront cet espace américain qui alimentera les rêves de millions de spectateurs à travers le monde.
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Parmi ces spectateurs existaient bien sûr de futurs cinéastes. Avant que les Européens s’y mettent, les Américains de la génération du déclin des studios (Nicholas Ray, Robert Aldrich, Samuel Fuller) commenceront à « critiquer » et à démythifier le western et l’histoire américaine. Le plus jusqu’au-boutiste sera Sam Peckinpah, qui transformera le désert américain en lieu de pourrissement, de violence et de mort : La Horde sauvage (1969), son film le plus célèbre, débute par un gros plan sur une fourmilière grouillante et se termine par une fusillade générale de vingt minutes, la plus fameuse chorégraphie de mort du cinéma. On est là très loin des sagas édifiantes sur la grandeur de l’Amérique et des pionniers.
Dans les années 60 et 70, cette déconstruction de l’espace américain comme représentation triomphante continue sous la houlette de cinéastes cinéphiles américains (Monte Hellman, Dennis Hopper, Michael Cimino…) et européens (Sergio Leone, Michelangelo Antonioni, puis leur héritier, Wim Wenders). Dans Macadam à deux voies (1971), Monte Hellman filme une course de voitures à étapes entre quelques hippies-rockeurs. Il n’y a plus de territoire à conquérir ni d’Indiens à massacrer, mais un pari à gagner, des rencontres à faire. Hellman transforme l’espace américain en lieu métaphysique, manifestation concrète de l’ennui généré par la société de consommation. Que faire de cet espace maintenant qu’il est conquis ? Le traverser en bagnole, le plus vite possible.
C’est aussi la problématique des protagonistes d’Easy Rider (1969) : filer en moto de la Californie à la Louisiane, c’est-à-dire refaire la traversée du pays dans le sens inverse des pionniers. Mais Hopper se montrera plus « politique » et moins métaphysique qu’Hellman : ses bikers hippies rencontreront la mort au bout du fusil d’un redneck. Politique et dialectique, Cimino le sera dans La Porte du Paradis (1980) : il s’inscrira dans la lignée d’un Anthony Mann en juxtaposant la brutalité des hommes et la splendeur des paysages, tout en réécrivant l’histoire de l’édification de cette nation, une histoire de violence et de tensions intercommunautaires, plus proche de la réalité que de la mythologie.
Portant un regard à la fois fasciné et critique sur l’Amérique et ses représentations, les cinéastes européens plongent les paysages américains dans le bain de la modernité (à moins que ce ne soit l’inverse). Ainsi, quand il signe Zabriskie Point (1970), Antonioni enlumine lui aussi la Vallée de la Mort, mais il y adjoint les préoccupations européennes et modernes sur la crise du couple, la quête existentielle et la mort du récit classique. Après tant de films tournés sur ces terres devenues quasiment des clichés visuels, comment renouveler notre rapport à ces lieux ? Zabriskie Point (l’une des influences évidentes du film de Dumont) répond en grande partie. Sergio Leone aussi, mais à sa manière, plus fidèle aux genres hollywoodiens.
Moins « moderne » qu’Antonioni, plus maniériste, Leone s’inscrit dans la tradition des westerns qu’il a tant aimés enfant, mais accentue tous les codes jusqu’à l’abstraction. Il se montre également critique à l’égard de l’idéologie américaine en filmant des losers. A l’exacte intersection d’Antonioni et de Leone se trouve le pistolero Wim Wenders et son Paris, Texas (1984), un titre lui-même placé au croisement de l’Europe et des Etats-Unis : voilà sans doute le film postmoderne terminal sur l’espace américain, celui où Wenders filme l’imagerie des lieux autant que les lieux eux-mêmes, leur squelette publicitaire, leur trame cinéphile. Un canyon, un désert, une voie ferrée qui va droit jusqu’à l’horizon, des néons de motels, des enseignes de diners, des reflets dans les vitres et les rétroviseurs… Wenders boucle la boucle de la fascination européenne pour des décennies de cinoche américain qui tend vers un épuisement de l’Americana. David Lynch apportera bien par la suite ses propres bizarreries (le baroquisme picaresque et cauchemardesque de Sailor & Lula (1990), la traversée à cinq à l’heure d’Une histoire vraie) mais sans renouveler de façon décisive une représentation des grands espaces américains dont se sont aussi emparés depuis belle lurette la publicité et les clips.
Sur la ligne d’horizon de Monument Valley, il n’y a plus grand-chose à découvrir. C’est sans doute la raison pour laquelle le film de Bruno Dumont ressemble à un projet purement théorique, une quête de cinéma impossible, vouée à la répétition, au déjà-vu, au déroulé touristique. Après tant de couches d’images, Dumont est condamné à repasser les plats, les plis, les plans.
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