A l’heure où une cité ouvrière se transforme en résidence de luxe, les prolétaires qui la peuplaient évoquent leur jeunesse dans la Chine de Mao. Un faux docu émouvant et spectral.
Film après film, pierre par pierre, Jia Zhangke est en train d’édifier une œuvre considérable. De Xia Wu, artisan pickpocket à Still Life, en passant par Platform ou le “Joy Divisé” Plaisirs inconnus (Unknown Pleasures en version anglaise), rien à jeter, nulle forme plate, que du beau et de l’excellent.
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Après le bon Useless (donc un creux très relatif dans la Jia filmo), 24 City constitue un nouveau pic. “24 City”, c’est un projet immobilier de résidences de luxe qui doit s’édifier sur le terrain d’un vieux complexe industriel en passe d’être démoli, changement hautement symbolique. Comme dans tous ses films, Jia Zhangke s’attache à observer les gigantesques mutations de son pays, qu’elles soient politiques, sociales, géographiques, topographiques, urbaines, mentales. 24 City prend la forme d’une série d’entretiens-portraits avec des gens de tous sexes et toutes générations liés de près ou de loin à cette transformation immobilière : ancien contremaître de l’usine, anciennes ouvrières, nouveau riche, etc. Chaque témoin capte l’attention par son épaisseur humaine et sa palette d’émotions, chaque récit documente un aspect particulier des bouleversements d’un pays et de ses conséquences sur ses citoyens.
A un moment du film, on est frappé par la plastique avantageuse d’une ex-ouvrière qui souhaite ouvrir un institut de beauté. Puis par son histoire : elle qui séduisait tous les hommes de l’usine grâce à sa ressemblance avec l’actrice Joan Chen, elle a fini par ne pas se marier et se retrouve bien triste à 40 ans, seule et sans enfant. Au cours de son récit, on voit un extrait de mélo ancien avec Joan Chen qui confirme la ressemblance. Sauf que cette ouvrière s’avère être in fine un personnage vraiment joué par Joan Chen ! Vertige. Le facétieux Jia a mélangé personnes réelles et comédiens, sans que l’on soit capable de vraiment les distinguer en cours de visionnage. Le cinéaste prouve ainsi en actes que la frontière entre documentaire et fiction est bien mince et que les deux genres peuvent aboutir à une même vérité cinématographique, à une même puissance émotionnelle.
24 City ne se limite pas à une série de portraits, aussi touchants et instructifs soient-ils. Entre chaque récit se déploient de longues séquences muettes, admirablement cadrées, où le cinéaste saisit le démantèlement de l’usine, ses hangars vides, ses murs en décrépitude, son enseigne que l’on décroche, tout comme il filme la construction du nouveau chantier. Avec un laconisme parfait et un sens plastique jamais pris en défaut, Jia Zhangke nous montre une mutation : celle qui voit agoniser les derniers vestiges de l’ère maoïste, déchoir ce qui reste de l’aristocratie ouvrière et jaillir la puissance presque effrayante de la nouvelle Chine communisto-libérale. Particulièrement saisissante dans un pays surdimensionné, cette transformation est bien sûr aussi universelle que la globalisation.
Comme pour Still Life, on pourrait dire que les autorités chinoises sont un peu coauteurs et cometteurs en scène de ce 24 City. Jia Zhangke s’est simplement servi d’un événement réel, l’a filmé avec son œil d’artiste et sur une certaine durée pour faire naître un récit. Il a ensuite intégré quelques petites doses de fiction comme il avait injecté quelques effets spéciaux numériques dans la matière documentaire de Still Life. Au final, cette méthode donne des films aussi puissants comme documents que comme vecteurs d’imaginaire, aussi humainement incarnés que plastiquement saisissants, liant dans un même geste les êtres et les lieux où ils vivent, les petites histoires et la grande histoire, le vécu intime et les grands mouvements sociopolitiques.
24 City se passe à Chengdu, que l’on imagine ville provinciale comparable à Nantes ou Strasbourg. C’est seulement le dernier plan qui nous informe que les cités provinciales chinoises sont dimensionnées comme des mégapoles occidentales. Un dernier plan qui serait un plan d’ouverture dans n’importe quel autre film. Inversion admirable. Comme tout le film.
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