Elle atteint cette année trois fois le sommet de son art chez Claire Denis, Christophe Honoré et dans le “Ouistreham” d’Emmanuel Carrère… Des expériences marquantes que Juliette Binoche évoque ici en même temps que ces actualités auxquelles elle ne peut rester sourde.
Ouistreham
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Je suis vraiment contente que ce film existe. Ce n’était pas évident parce que Florence Aubenas n’avait pas vraiment le désir au départ que son livre donne lieu à une adaptation cinématographique. Mais, peu à peu, grâce à nos discussions avec elle et Emmanuel Carrère [qui le réalise], et sa rencontre avec les filles qui sont dans le film, elle a accepté. Les autres actrices du film [agentes d’entretien, qui interprètent leur propre rôle] sont dans leur vie dans un tel état de résistance, face à la dureté de leurs conditions de travail, que l’expérience du tournage a été une bouffée d’oxygène pour elles.
De nouvelles amitiés se sont créées, les éclats de rire, l’excitation n’étaient jamais très loin. Le succès du film nous a tous réconforté et même apaisé. Je ne crois pas du tout que, dans une période de crise, le public soit en demande de films d’évasion ou de divertissement. Je crois au contraire qu’il y a une envie d’aller vers une réalité et vers des œuvres qui permettent de la comprendre.
Crise du cinéma
Le confinement a bien cloué le cinéma, il l’a même bien crucifié. Et aussi le théâtre, les concerts, toutes les formes artistiques qui réunissent un public. Difficile de comprendre comment certaines décisions ont été prises et imposées par le gouvernement. C’était comme un enterrement organisé. À certains moments, on pouvait prendre l’avion, le train, aller dans des supermarchés, mais on ne pouvait toujours pas aller au cinéma. C’était parfaitement arbitraire. Et très pénalisant, pas seulement pour les artistes sur scène, mais aussi pour tous les milieux professionnels autour, les techniciens, la restauration… On se remet toujours mal de ce tohu-bohu.
“Nous sommes toujours dans un système malsain et périmé. Retrouver la santé demande une énergie nouvelle”
Biodiversité
J’ai participé cette année à un documentaire, La Fabrique des pandémies de Marie-Monique Robin, qui explique la façon dont la dégradation de la biodiversité impacte la santé mondiale et favorise les pandémies. Je n’ai pas d’espoirs particuliers quant à la COP 27 qui se tient en ce moment. C’est bien qu’il y ait des rencontres internationales, c’est indispensable, mais il faut agir chez soi, en France, sur le terrain. Et ne pas attendre d’avoir le feu vert international ! Les mots sans les actions sont nuls. Il faut un véritable changement de vision, un retournement.
La situation agricole est toujours aussi catastrophique, les agriculteurs survivent grâce aux aides de l’État, mais il n’y a pas de soutien pour une urgente transition écologique. L’agroforesterie est trop mal connue en France. Ces milliers et ces milliers d’hectares cultivés pour nourrir les animaux nous feront crever !
Récemment, j’étais dans le Sud-Ouest et je discutais avec un paysan en lui demandant ce qu’il y avait derrière son tracteur : il avait deux grosses cuves contenant du Roundup ! Un herbicide conseillé par une coopérative pour se débarrasser des mauvaises herbes dans son champ de soja et qui a un effet dévastateur sur la biodiversité, sans parler des humains. Il ne s’agit pas de stigmatiser les agriculteurs, qui sont dans une situation difficile. Mais nous sommes toujours dans un système malsain et périmé. Retrouver la santé demande une énergie nouvelle.
“Quand on joue, on s’ouvre, on accepte d’être dans une certaine vulnérabilité, et la force reprend après”
Le Lycéen
C’était une expérience décapante de jouer avec Paul Kircher et Vincent Lacoste, et d’entrer dans l’univers familial de Christophe Honoré [le réalisateur du film]. J’étais très sensible à sa façon libre de voir, d’écouter, de bouger, léger et concentré, tendu vers l’objectif sans se préoccuper du résultat. Il y a de l’adolescence en lui, il le dit lui-même d’ailleurs. C’était retournant pour nous acteurs de raconter l’histoire du deuil que Christophe a vécu jeune adulte. Le premier jour de tournage, à l’issue de la scène où je descends l’escalier pour parler avec mon fils de la mort de son père, on s’est pris dans les bras tellement nous avancions sur un terrain fragile et intime.
Vulnérabilité
Avec amour et acharnement est mon troisième film avec Claire [Denis]. Chaque film ensemble a été une expérience différente, et ce tournage-là a été pour moi comme une vague qui vous claque au visage. Ça faisait très longtemps que ça ne m’était pas arrivé de vivre cette brutalité-là sur un plateau de cinéma. Quand on joue, on s’ouvre, on accepte d’être dans une certaine vulnérabilité, et la force reprend après. Là, j’ai été face à mes limites du supportable. J’aimerais beaucoup tourner à nouveau avec Claire. Avec Vincent [Lindon, son partenaire dans ce film], ce serait plus compliqué.
Séries US
The Staircase, produite par HBO [diffusée en France sur Canal+], est ma première participation à une série américaine. C’est l’adaptation fictionnelle d’une série documentaire française, Soupçons de Jean-Xavier de Lestrade, autour d’un romancier américain accusé du meurtre de sa femme. Je suis restée quatre mois à Atlanta l’année dernière. Je n’ai pas encore vu la série, car je suis en train d’en tourner une autre, The New Look, en anglais, dans laquelle je joue Coco Chanel pendant la Seconde Guerre mondiale, c’est prenant !
J’ai été surprise au cours du tournage de voir comment se passe l’enchaînement des épisodes, on est un peu pris en otage en tant qu’acteur, car nous découvrons au fur et à mesure l’histoire, sans en avoir une idée précise au préalable. On peut discuter si on n’est pas d’accord, changer certaines choses, mais c’est le showrunner qui tient les rênes. Aussi la cadence est telle qu’on a peu de temps pour faire de vrais changements.
J’ai passé du temps avec Sophie Brunet avant de partir pour Atlanta. C’était la monteuse de Soupçons, et la personne que j’incarne dans la série. Je me suis attachée à elle, nous avons même monté ensemble un portrait de trente minutes que j’ai fait du réalisateur Michel Ocelot pour le festival Branche & Ciné. Je sais qu’elle a eu du mal avec la série, comme Jean-Xavier, ils se sont sentis trahis. En tant qu’acteur c’est une responsabilité supplémentaire. On fait ce que l’on peut mais, à la fin, ce n’est pas nous qui décidons.
“Dans le travail, quelque chose se tendait en lui, Godard était contre avant d’être avec, c’était sa façon de créer”
Iran
Dès que j’ai appris le meurtre de Mahsa Amini, j’ai eu envie de réagir, de me couper les cheveux. Mais je n’avais pas envie de le faire seule. Quand Julie Gayet m’a appelée pour me proposer une vidéo de soutien au peuple iranien, j’ai donc tout de suite dit oui, et je suis heureuse qu’on l’ait faite. Mais je regrette un peu qu’il n’y ait pas d’hommes dans la vidéo – je ne sais pas si ça leur a été proposé –, parce que ces assassinats concernent tout le monde.
Jean-Luc Godard
Sa mort m’a touchée. J’ai travaillé avec lui à deux occasions : quand j’avais à peine 20 ans sur Je vous salue, Marie [1985], et plus tard sur Éloge de l’amour [2001]. Il paraissait solitaire. Ensuite, je l’ai revu au moment où il préparait Film Socialisme. Il m’a proposé de jouer dans le film mais j’avais d’autres engagements et ça n’a pas été possible. Dans le travail, quelque chose se tendait en lui, il était contre avant d’être avec, c’était sa façon de créer. L’obstacle lui permettait de trouver ce qu’il cherchait.
J’ai aimé l’observer travailler, et j’ai appris essentiellement à ne rien attendre d’un réalisateur et à arriver préparée. Pour Je vous salue, Marie, je suis restée quatre ou cinq mois dans un hôtel. Il fallait être disponible, on ne savait pas quand on allait tourner. Les quelques moments de tournage que j’ai vécus avec lui sont des souvenirs intenses. On s’est revus peu après car Leos Carax avait très envie de le rencontrer. Jean-Luc lui a donné un rôle, et nous sommes allés sur le tournage de King Lear [1987] en Suisse.
Annie Ernaux
Son Nobel m’a rendue extrêmement heureuse. C’est un auteur, avec Marguerite Duras, que j’aime infiniment. J’étais fière pour elle. Son parcours est tellement incroyable. Issue socialement d’un milieu modeste, elle est parvenue grâce à son écriture, à sa vie et sa pensée à nous retourner. C’est magnifique tout ce qu’elle nous donne.
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