Le 22 octobre 2003 sortait “Elephant” de Gus Van Sant. Une des plus belles méditations sur la jeunesse et ses risques. Retour en trois parties sur l’éclosion, la construction et la postérité d’un chef-d’œuvre. Dans ce deuxième volet de notre série, retour sur la trajectoire du film, entre un grenier à Portland et le Grand Théâtre Lumière du festival de Cannes.
Tout début janvier 2003. Avec Clélia Cohen et Jean-Marc Lalanne, nous sommes depuis quelques jours à Los Angeles pour réaliser un numéro spécial à venir des Cahiers du cinéma consacré au cinéma US, une tradition ancrée dans l’histoire de la revue cinéphile. Le nouvel an passé devant des rediffs de Sex And The City derrière nous, il est temps de partir pour quarante-huit heures de parenthèse indé. Loin de Hollywood, une autre ville située sur la côte Ouest attend Jean-Marc et moi-même : Portland, où vit le cinéaste américain en activité qui nous intrigue le plus. Gus Van Sant nous a promis un long entretien sur sa carrière alors que Gerry n’est pas encore sorti en France. Le film, radicalement nouveau pour le réalisateur, nous a particulièrement impressionnés lors de son passage au Festival de Deauville.
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Pourtant, autre chose se trame. Le réalisateur de Drugstore Cowboy et Will Hunting cache son jeu. En arrivant dans les locaux de sa maison de production, il se montre discrètement chaleureux, nous remercie d’avoir grillé ce qu’on n’appelait pas encore notre bilan carbone pour venir lui rendre visite, puis lâche au détour d’une phrase qu’il vient tout juste de terminer un film pour la prestigieuse chaîne câblée HBO, alors en pleine effervescence grâce à ses séries – en plus des aventures de Carrie Bradshaw, Six Feet Under, Les Soprano et The Wire sont alors en cours de diffusion. Ce (télé)film est inspiré de la tuerie de Columbine, où douze élèves et un professeur d’un lycée du Colorado sont mort·es sous les balles d’assaillants eux-mêmes adolescents, en 1999. Son titre : Elephant. Est-ce que ça nous plairait de le voir ?
“Vous croyez que je pourrais aller Cannes ?”
Nous voilà installés dans une salle de projection sous les poutres d’un grenier, avec des draps noirs pour cacher la lumière. Nous allons voir seuls la prochaine Palme d’or du Festival de Cannes mais nous n’en avons pas la moindre idée. Le film nous saisit dès ses premiers instants, par ses déambulations qui semblent à la fois compresser tout un pan du cinéma moderne depuis les années 1960 et toucher au cœur des enjeux politiques contemporains, ceux d’un monde violent qui n’en finit plus de revenir comme un boomerang hanter les esprits occidentaux. Jean-Marc et moi sortons, un peu chancelants, de cette expérience immersive et étrangement douce, profondément énigmatique. Gus Van Sant nous attend à la sortie. Lors du long entretien que nous menons avec lui dans la foulée, il explique à quel point son film se nourrit du climat post-11 septembre américain, tout en précisant : “Je crois que c’est le manque d’explication qui donne son énergie et sa beauté au cinéma.”
Juste avant, celui qui a alors tout juste 50 ans nous a demandé benoîtement : “Vous croyez que je pourrais aller Cannes ?” Le contraire serait un scandale, avait-on répondu en chœur, sachant que Gerry avait été refusé par le comité de sélection. Un peu moins de cinq mois plus tard, le cinéaste montera sur la scène du Grand Théâtre Lumière pour recevoir la récompense suprême décernée par le Jury de Patrice Chéreau, créant l’un de ces rares moments où notre goût personnel et notre rapport intime aux films trouvent un écho concret, un angle de partage avec la réalité. Le film profite d’un accueil critique presque unanime, au-delà des chapelles habituelles. Positif, les Inrocks et les Cahiers s’accordent, comme si Elephant tombait à pic, puisant sa force dans son caractère bizarrement œcuménique, à la fois expérience formelle griffée “auteur” et démonstration qu’un cinéma à sujet peut s’affranchir des codes du commentaire social attendu.
Torrents d’amour
À Cannes, Elephant a dominé la concurrence avec une facilité déconcertante, raflant même le Prix de la mise en scène. L’année suivante, le règlement sera changé, interdisant les doublons (sauf prix concernant les acteur·ices) pour que davantage de participant·es soient récompensé·es. Le film de Gus Van Sant poursuit son chemin, même si aux États-Unis, sa résonance reste faible. On croise ses acteurs principaux adolescents, John Robinson, Elias McConnell et Alex Frost, seize ans à peine, dans une soirée parisienne où ils font sensation. C’est leur moment. Puis Elephant sort en France le 22 octobre 2003, recevant des torrents d’amour dont toutes les Palmes d’or ne peuvent se vanter. Des débats sur la violence à l’école s’ouvrent dans tout notre pays, des classes entières vont voir le film avec leurs profs, les cinéphiles averti·es se précipitent en salles. De façon extrêmement naturelle, le film réunit un public qui, avant et après ce moment, a du mal à voir et entendre les mêmes histoires, les mêmes images, les mêmes sons. Avec près de 650 000 entrées, il s’agit d’un succès art et essai considérable, surtout pour un objet qui refuse à ce point de jouer le jeu de la narration traditionnelle.
Deux ans plus tard, je croise Gus Van Sant – qui présente en compétition Last Days, son antibiopic de Kurt Cobain – dans les couloirs d’un palace cannois. À l’amie qui l’accompagne, il me présente de façon étrange : “C’est un des mecs qui a permis à Elephant d’aller à Cannes.” Même si notre couverture critique, dès mars 2003, a pu aider à placer le film sur les radars, je ne me souviens pas avoir pris mon téléphone pour prévenir le Festival qu’une telle pépite existait, Jean-Marc Lalanne non plus. Mais ce moment restera gravé comme celui où j’ai eu un doute. Et si la critique était réellement importante ? Et si les grands films naissaient aussi dans notre regard ?
Retrouvez ici le premier volet de notre série consacrée à Elephant.
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