La SRF a publié ce mardi 30 novembre une tribune appelant à une plus juste rémunération des cinéastes. Depuis leur arrivée dans le système de diffusion des œuvres, les plateformes ont grandement contribué à une précarisation des auteurs. Parmi les 157 signataires, nous avons pu échanger avec Romain Cogitore, Hélier Cisterne et Camille Vidal-Naquet au sujet des revendications formulées dans la tribune et du statut complexe et fragile des auteurs en France.
“Nous sommes jeunes cinéastes, nous avons réalisé un ou deux longs-métrages, et nous souhaitons nous adresser à celles et ceux qui entendent bâtir le monde de demain. Nous vous écrivons parce qu’un modèle vertueux pour les auteurs et pour la création est en train d’être démembré. Et que personne ne semble en prendre la mesure.”
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La tribune, signée par 157 cinéastes, a été corédigée par plusieurs membres du conseil d’administration de la SRF, la Société des réalisateurs de films, association constituée exclusivement de cinéastes militant pour le maintien des droits des auteur·ices en France. Au 3 décembre, toujours pas de réponse du ministère de la Culture, seul décideur public puissant face à la libéralisation du système de rémunération des auteur·ices.
La première question qui saute aux yeux lorsqu’on regarde la liste des signataires, c’est ce paradoxe énorme entre la puissance créative que représentent ces cinéastes et la crise à laquelle ils et elles se trouvent confronté·e·s. Comment le cinéma français peut-il être riche de presque 160 jeunes cinéastes, parmi lesquel·les une Palme d’or (Julia Ducourneau), un Lion d’or (Audrey Diwan), plusieurs Caméras d’or (Houda Benyamina, Claire Burger, Léonor Serraille), une masse de César et de prix internationaux, mais souffrir d’un manque terrible de soutien financier pour ses auteur·ices ?
Les droits d’auteur, un salaire déguisé
Un·e auteur·ice, dès lors que son film est diffusé au cinéma, à la télévision ou sur des plateformes, touche des droits sur l’exploitation de l’œuvre, versés d’abord à la SACD (Société des auteurs et compositeurs dramatiques), qui les verse dans un second temps aux détenteurs des droits des œuvres diffusées.
Le premier constat, décrié par la SRF, est que le montant des droits est radicalement différent, qu’il s’agisse d’une exploitation à la télévision ou sur une plateforme de streaming ou de VàD. “Un film qui passe pour la première fois sur France 2 ou France 3 donne lieu à des droits d’auteur permettant de vivre entre dix et treize mois au smic. […] Un film de cinéma en première diffusion sur Netflix après une sortie en salle, qui cumulerait un demi-million de vues françaises, permettrait, selon le contexte, de vivre quatre mois au smic.”
Or, nous disent les auteurs, les mois qui suivent la création d’une œuvre représentent le temps de travail consacré à la prochaine œuvre. La rémunération en droits d’auteur n’est donc pas une simple gratification, mais un véritable salaire déguisé pour les auteurs, dont certains sont exclus du régime d’intermittence.
Camille Vidal-Naquet, pour qui cette tribune est “salutaire”, reconnaît qu’elle l’a aussi “informé” : “Quand on est auteur, on est isolé. Je me suis aperçu que je ne m’étais pas posé cette question du devenir des droits d’auteur avec les plateformes.” Le cinéaste est apparu sur la scène du cinéma d’auteur lorsque son premier film Sauvage a été présenté à la Semaine de la Critique en 2018. Suivent deux documentaires de 52 minutes pour France 3, autour des métiers de la mort, Des morts entre les mains et La Chambre en 2020 et 2021 : “Dans mon cas, il me faut quatre à cinq ans pour écrire. Je prends le temps d’aller sur le terrain, d’enquêter, ça met plusieurs années. Dans mon cas, c’est plus six ou sept ans pour faire un film !”
D’autant que, comme le rappelle Hélier Cisterne, un auteur travaille souvent gratuitement lorsqu’il développe un projet : “Quand les chaînes paient l’auteur, elle paient pour permettre d’écrire la suite, mais personne ne paie cette phase de développement. Le producteur ne s’engage pas à la payer parce que c’est trop risqué, la chaîne paie à rebours mais en payant la suite.”
Les droits d’auteur représentent donc un pilier matériel dans la création cinématographique. Hélier Cisterne en a d’ailleurs bénéficié depuis ses premiers courts-métrages : révélé à 22 ans avec Dehors, il a ensuite reçu le Prix Jean-Vigo pour son court suivant, Les Paradis perdus, en 2008. Entre deux tournages, il “travaille à mi-temps, gagne un peu de droits d’auteur, vivote avec un peu plus que le Smic. Les droits d’auteur de mes courts-métrages ont largement contribué à ce que je devienne indépendant. J’ai pu me développer en tant que réalisateur parce qu’il y avait les droits d’auteur.”
Une chronologie des médias bouleversée
Toute œuvre cinématographique obéit à une chronologie des médias, c’est-à-dire qu’elle doit respecter un temps défini entre son exploitation au cinéma, sa diffusion sur une chaîne et sa mise en vente en DVD. L’arrivée des plateformes, dont l’audience et les catalogues ont explosé depuis la pandémie de Covid-19, a fortement perturbé cette chronologie, de sorte que beaucoup de films sortent directement sur des plateformes de streaming ou après une exploitation très restreinte en salle ou à la télévision : le problème, c’est que la rémunération des auteurs y est nettement moindre, et cela va en s’accentuant.
Déjà, l’enveloppe allouée à la SACD par les plateformes est dérisoire et n’est pas du tout sensible aux changements vis-à-vis de la télévision. Là où le système linéaire proposait à la diffusion une centaine d’œuvres dans l’année, les plateformes de streaming proposent simultanément plusieurs milliers d’œuvres, bouleversant totalement le système de rémunération.
Et lorsque l’on parle de plateformes, comme le rappelle Romain Cogitore, on ne parle pas uniquement de Netflix ou de Prime Video : “Les Français historiques sont en train de muter, Canal+ se transforme en MyCanal, Arte fait plus d’audiences grâce à sa plateforme. Et il y a une chose qui n’a pas été pensée : quand on ouvre une corne d’abondance de milliers d’œuvres, on voit que rien n’a été pensé pour les auteurs, là où avant il était seulement question de centaines d’œuvres.” L’enveloppe négociée par la SACD avec les plateformes est cependant basée sur les même chiffres que les chaînes, alors que la proposition de films est nettement supérieure en ligne : comment une répartition peut-elle être juste quand la somme négociée n’est pas proportionnelle à la quantité d’œuvres diffusées ?
De nouveaux systèmes de calculs
De plus, nous explique Romain Cogitore, réalisateur de Nos résistances (2011) et L’Autre Continent (2019), calculer à partir du “clic et du nombre de minutes, c’est du libéralisme sauvage : c’est l’inverse du linéaire. Nos aînés ont négocié que quelle que soit l’heure de passage du film, la somme était la même”. La diffusion dans le circuit linéaire (comprendre des chaînes hertziennes) obéit donc à un principe de “solidarité et de mutualisation des droits”, nous dit Cogitore.
Lorsqu’une chaîne s’engage sur un nombre de passages, la rémunération est prévisible et actée : à l’inverse, rémunérer un auteur au clic ou à la minute, comme c’est le cas avec le streaming, rend imprévisible le montant des droits, et fait du secteur un lieu de compétitivité rude entre les œuvres. Ajoutez à cela les algorithmes qui favorisent les films déjà très populaires : “Il y a des cercles vertueux d’un côté, et des cercles vicieux de l’autre, qui font que moins on a de vues, moins on va en avoir.”
Pour Hélier Cisterne, dont la prochaine série Le Monde de demain, coréalisée avec Katell Quillévéré, est produite par Arte en association avec Netflix, les plateformes ont apporté sur le marché de la diffusion un renouvellement des façons de produire : “Netflix vient renouveler les représentations et les modèles de production : mais si cette libération s’assortit d’un libéralisme qui prive les auteurs de leurs libertés, c’est dramatique.”
Car c’est bien ce dont il s’agit et que la tribune rappelle : “L’ubérisation de la majorité des cinéastes de fiction et de documentaire est en marche, signant la fin d’un modèle protecteur pour les individus, leurs droits sociaux et leur juste rémunération.” Le système des plateformes accentuant la compétitivité entre auteurs en même temps qu’elle agrandit l’offre, les auteurs se retrouvent plongés dans un mode de création qui contredit les progrès accumulés au fil des décennies. “André Malraux puis Jack Lang ont participé à la construction d’un système vertueux qui a fait rayonner la France : celui de l’exception culturelle, attachée à la défense des auteurs, de leur vision et de leurs droits.”
Préserver la salle pour préserver l’expérience des films et la liberté créative des auteurs
Cette tribune, qui encourage à légiférer sur le modèle économique des plateformes vis-à-vis des auteur·ices, intervient à une époque où la salle de cinéma se trouve en crise : la situation sanitaire a permis un boum des plateformes et contraint à une désertion forcée des salles de cinéma. Ce geste des cinéastes en faveur d’une chronologie des médias s’accompagne donc inéluctablement d’un discours en faveur de la salle : “J’espère que la salle de cinéma restera l’essentiel de la diffusion des films. C’est impossible d’imaginer qu’un film n’aura qu’une vie sur une plateforme. Il faut qu’il y ait une chronologie”, appelle de ses vœux Camille Vidal-Naquet.
Mais la préservation de l’expérience de la salle s’inscrit dans un système économique qui dépasse l’importance esthétique d’un tel lieu. La salle est étroitement liée à la liberté artistique des auteur·ices et à la possibilité de leur émergence : “L’expérience [de la salle, ndlr], c’est ce qui nous unit, et c’est ce que l’on cherche à préserver avant tout. Mais il faut voir en amont : si les films peuvent être singuliers, surprenants et si l’on peut avoir des nouveaux auteurs, c’est parce qu’il y a ce système vertueux en place. Et parce qu’on a une multiplicité de décideurs et d’investisseurs sur les films. La différence entre la plateforme et la salle, ce n’est pas seulement une taille d’écran.
Quand c’est le diffuseur qui commande le film [comme c’est le cas avec les plateformes, ndlr], ce n’est plus une œuvre, c’est un contenu. L’artiste n’est plus au centre, c’est la plateforme, son cahier des charges, il faut plaire aux abonnés. Quand un·e cinéaste est moteur de l’œuvre, qui a d’un côté un distributeur, un vendeur international, et une chaîne de télévision qui finance, c’est la vision de l’auteur·ice qui prédomine. C’est là qu’il y a de l’audace, de l’émergence, de la surprise. Quand c’est un commanditaire unique, c’est lui qui a le pouvoir. Préserver la salle, c’est préserver l’expérience, mais aussi ce que l’on regarde.”
Pour un encadrement légal des plateformes par l’État
La tribune, qui fait état de la démolition progressive du statut et de la liberté des auteur·ices, qu’elle soit créative et matérielle, s’accompagne de revendications précises et concrètes. “On demande que les droits de diffusion bénéficient du même encadrement légal que les obligations de production du cinéma.” Le problème est que chaque plateforme étant une entreprise individuelle, elle obéit au libéralisme sans garde-fou.
Ainsi, tant que l’État ne légifère pas sur le montant minimum des droits d’auteur à verser à la SACD, c’est à cette dernière de négocier directement avec ses interlocuteurs internationaux. C’est pourquoi la tribune en appelle à une prise de décision de la ministre de la Culture, Roselyne Bachelot, afin d’actualiser les accords prévus entre la SACD et les plateformes et de renforcer le poids la SACD.
Romain Cogitore rappelle que “les accords entre la SACD et Netflix ont été passés fin 2013 et mis en place en 2014 ; ce sont les mêmes depuis, il n’y en a pas eu d’autre. En 2021, Netflix n’est plus la même chose qu’en 2013. On dit aux élus qu’il faut renégocier en faveur des auteurs. On demande à renforcer la SACD légalement, pour qu’elle soit davantage en position de force face à des opérateurs beaucoup plus gros qu’elle.”
Hélier Cisterne, lui, met en garde sur le possible bouleversement que peuvent créer les plateformes dans le paysage de la production internationale : “Il ne faut pas défendre les acquis [le système vertueux des droits d’auteur, ndlr] pour faire du surplace. Il faut être prudent avec les notions de mode. Aujourd’hui, les plateformes sont en explosion et pour avoir accès à ces plateformes, il faut sortir énormément d’argent. Mais demain, ce modèle sera peut-être bouleversé.”
Le bouleversement actuel risque en tout cas de mettre à mal des systèmes plus anciens et plus solidaires, qu’une emprise grandissante du modèle des plateformes peut à terme fragiliser : “Laisser ces acteurs nouveaux et le phénomène d’emballement boursier bouleverser le système, c’est prendre le risque de les voir se transformer ou disparaître, et perdre alors des choses qui sont plus importantes et qui protègent bien plus notre identité créative, notre richesse culturelle.”
Alors que les négociations concernant le cadre légal des plateformes n’ont pas encore débuté, on peut toutefois noter la signature d’un accord entre le groupe Canal+ et la SRF concernant le financement du cinéma français : Le Film rrançais rapporte que 600 millions d’euros seront investis de façon forfaitaire jusqu’en 2024 par le groupe sur ses chaînes payantes, alors que l’investissement était jusqu’à présent soumis aux performances commerciales des chaînes.
Canal+ a tenu à souligner que la chronologie des médias pourrait donc être transformée en faveur des films, permettant “une meilleure capacité d’exposition et de circulation des œuvres sur les antennes cinéma du groupe Canal+ comme sur MyCanal”. Interrogé à ce sujet, Romain Cogitore reconnaît l’avancée faite avec cet accord qui concerne avant toute chose le financement des œuvres et rappelle justement que “la tribune réclame le même type d’encadrement pour les droits de diffusion”.
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