Avec des textes inédits de Ryusuke Hamaguchi, Rebecca Zlotowski, Pedro Almodóvar ou encore Gus Van Sant. À lire ici et dans notre numéro de mai spécial cinéma.
Claire Denis
J’ai grandi dans des régions sans salle de cinéma [en Afrique]. Ma mère en souffrait beaucoup. étant l’aînée, c’est à moi qu’elle essayait de transmettre ce qui représentait son temple sombre et mystérieux. Le soir, elle me racontait des films en complétant toujours avec l’expérience vécue dans la salle avec son père, pendant la guerre. Cela faisait partie du film.
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Ma mère m’a légué cette expérience. Je le dis parce que je ne sais pas quelle spectatrice j’aurais été sans elle. Plus tard, lorsque nous sommes revenus en France, nous habitions en banlieue parisienne et je prenais le train pour aller voir des films au Saint-Lazare Pasquier. Puis, plus tard encore, j’ai eu accès au Ve arrondissement et à des films plus anciens. Les Champs-Élysées, je m’y rendais avec mes parents, pour découvrir des exclusivités, des versions originales, les Sergio Leone : une récompense.
Aujourd’hui, je n’achète pas de films en ligne. J’ai eu une collection importante de vidéocassettes, qui s’est renouvelée avec les DVD. Pour l’alimenter, je vais régulièrement chez Potemkine. Mais j’ai une sorte de regret, un peu comme si je rattrapais du temps perdu. Perdu ailleurs, ailleurs sans les films.
Par ailleurs, j’aime aller à La Cinémathèque. Ça compte. Voir La vengeance est à moi (Imamura, 1979) sur mon ordinateur plutôt que sur grand écran, ça ne réduit pas la violence mais ça détruit la hargne secrète en moi, cette fureur, ça la dégage. J’ai vu Licorice Pizza en 70 mm à L’Arlequin. Ce jour-là, nous, les spectateurs, respirions ensemble cette beauté extravagante. Comme si le 70 mm était à sa place. Cette solitude à côté du souffle des autres, des toux, des bruits, c’est parfois détestable, mais, pour moi, c’est l’expérience vraie du cinéma.
→ Prochain film : Avec amour et acharnement.
Ryusuke Hamaguchi
Pour moi, le cinéma n’est rien d’autre que ce que l’on voit dans un cinéma, et il est difficile de penser au “pourquoi”. C’est comme demander pourquoi un film est un film. Bien sûr, ça m’arrive de voir des films en streaming, comme il m’arrive aussi d’écouter de la musique en streaming. Mais si vous avez fait l’expérience de regarder le même film dans une salle obscure puis sur un écran domestique, même avec des haut-parleurs, vous n’avez pas besoin que je vous dise à quel point ces deux expériences sont fondamentalement différentes. On dit souvent que les films peuvent changer une vie. Ce n’est pas faux, mais en fait, c’est surtout le lieu appelé cinéma qui est investi de ce pouvoir. Toutes les expériences cinématographiques auxquelles je pense et qui ont radicalement changé la direction de ma vie se sont produites dans une salle obscure.
Le cinéma, lieu où un groupe de personnes regarde un film, agit de manière étonnamment plus profonde et décisive sur le corps individuel. C’est peut-être parce que l’obscurité de la salle dissout nos contours. Nous sommes dissous comme une chrysalide dans un cocon et transformés en un être complètement différent. Nous pouvons être une personne complètement différente avant et après être entré dans le cinéma. Le film entre dans votre corps et devient comme une tige centrale qui soutient votre vie. Deux heures d’une transformation aussi puissante ne pouvaient être créées ailleurs que dans la “salle de cinéma”. Cela peut paraître idiot, mais je suis très optimiste quant à l’avenir de celle-ci. Regarder un film dans une salle obscure : je ne peux pas imaginer un futur dans lequel l’humanité renonce à un plaisir aussi intense.
→ Dernier film : Drive My Car.
Rebecca Zlotowski
Pour la salle elle-même, pas ce qu’il y a sur l’écran, qui peut être vu partout, dans toutes les positions et toucher au cœur, sans fétichisme du support. Mais pour la salle, c’est-à-dire : le rendez-vous donné, s’habiller et sortir, les mains qui se cherchent, l’odeur de quelqu’un d’autre, même quand on y va seul, faire attention à ne pas croiser les jambes trop sonorement, voir le film avec les yeux de celui, de celle qui est à côté, l’amplification des rires, l’étouffement des larmes. Et c’est la raison pour laquelle je sais que la réalité virtuelle n’est pas encore opérationnelle, puisqu’on ne peut pas pleurer dans un casque sous peine de ne rien voir, de perdre l’expérience. La salle pour la circulation sanguine, libidinale. La salle, pas l’écran.
→ Prochain film : Les Enfants des autres.
Xavier Dolan
On a beaucoup parlé de la nécessité de “sauver la salle”. Comme d’une industrie ou de commerces à notre remorque. Mais la salle, au-delà, physiquement, de l’espace qu’elle occupe, représente un lieu, une occasion de collectivisme. L’époque s’affiche comme étant solidaire, inclusive et combative sur les réseaux sociaux. Mais entre clamer et faire, il y a loin de la coupe aux lèvres, et dans une société plus que jamais divisée, la salle est ce lieu-là d’égalité, de vivre-ensemble, de partage civil. On y oublie plusieurs choses, de nos propres problèmes à nos divergences, et le rire des uns, les pleurs des autres nous rappellent que devant des récits fantastiques, des fresques sociales, des démonstrations d’humanité, nos cœurs, bien que nous soyons issus d’endroits différents, de mentalités discordantes, battent à l’unisson. En “sauvant la salle”, c’est nous-mêmes et le projet d’une société unie que nous sauvons. Du moins c’est là où j’en suis, moi, dans cette réflexion.
→ Dernier film : Matthias et Maxime.
Pedro Almodóvar
Susan Sontag écrivait dans un article à propos du premier centenaire du cinéma (en 1995 donc, ce qui coïncide avec les balbutiements des écrans domestiques autres que la télévision) que pour qu’une histoire vous attrape, il est nécessaire de la découvrir dans l’obscurité et entouré d’inconnus. C’est aussi mon avis. Je crois profondément que les films requièrent que les écrans où on les découvre soient plus vastes que le sofa de son salon. Et la simple décision de quitter sa maison pour entrer dans un cinéma nous met dans une disposition à la concentration que l’on obtient rarement face à un écran domestique.
En tant que spectateur, il n’y a pour moi aucune comparaison possible. Et en tant que réalisateur, le fait qu’on puisse découvrir l’un de mes films sur un écran de télévision est presque un affront. Peu importe le budget que vous avez investi, l’excellence des techniciens impliqués dans sa postproduction, etc., l’écran de télévision rend toute cette valeur ajoutée bien précaire, convertit le film en sous-produit ou, disons, en produit qualitativement très inférieur à ce qu’il est en soi.
Je parlais jusque-là de la taille de l’écran, mais dans ce processus de dégradation, j’inclus aussi la violence faite à la texture sonore des films. La semaine dernière, j’écoutais mon compositeur habituel décrire la façon dont la bande sonore résonne dans une salle, en comparaison avec un salon. Il disait que la musique ne s’entend pas seulement avec l’oreille mais se perçoit avec tout le corps. Illustration par l’exemple : lors du mixage de mon dernier film, Madres paralelas, nous étions tous masqués. Lors des dernières vérifications, le mixeur a ôté son masque car la bouche, le nez, les joues réagissent aussi aux sons.
Bien sûr, tous les films ne le méritent peut-être pas. Mais pour vivre pleinement l’expérience d’une narration cinématographique, le spectateur doit s’immerger dans le film sans retenue. Le contraire serait mesquin.
J’ai le plus grand respect et le plus vif intérêt pour les innovations technologiques. Ce que l’on nomme le virtuel ou la réalité augmentée m’intéresse beaucoup comme expérience nouvelle. Mais la réalité dans laquelle nous plongent tous ces appareils (casques, lunettes énormes…) est une fausse réalité. Ces expérimentations ne constituent en rien un dépassement, ou le futur, de la narration cinématographique, qui tient pour moi à la rencontre d’une salle obscure – une image que l’on projette et un grand écran qui la reçoit.
→ Dernier film : Madres paralelas.
Arthur Harari
Quand j’avais 14 ans, totalement puceau, j’ai tenté d’inviter pour la première fois une fille au cinéma. Mon idée était de lui proposer d’aller voir Seven de David Fincher : c’était le film du moment et je rêvais confusément de l’embrasser dans le noir. Ça n’est jamais arrivé et, à la vérité, je ne suis plus du tout sûr de lui avoir même proposé ce rendez-vous. Il est possible que j’aie simplement imaginé de le faire, tout cela se perd dans ma mémoire. Depuis, celle-ci s’est peuplée d’images étrangement proches de ce fantasme, prélevées dans des films : le jeune Daniel de Mes petites amoureuses de Jean Eustache va dans un cinéma de Narbonne pour tenter d’emballer dans le noir… La mère du Silence d’Ingmar Bergman entre dans un cinéma de la ville étrangère où elle se trouve et surprend un couple faisant l’amour dans la salle déserte… Les adolescents de La Boum se bécotent en groupe, alignés sur toute une rangée…
Je n’ai jamais embrassé, ni même regardé cette fille à la faveur du noir de la salle (j’ai fini par voir Seven et mon plan aurait de toute façon échoué pour cause de nausée). Mais dans cinquante ans, quand je chercherai ne serait-ce qu’un souvenir, fût-il rêvé, pour faire sentir ce qu’était ce lieu, celui-là vaudra autant qu’un autre : la salle de cinéma était un endroit secret, mais dont chacun connaissait le chemin, où l’on espérait voir et vivre des choses inconnues.
→ Dernier film : Onoda – 10 000 nuits dans la jungle.
Apichatpong Weerasethakul
Voir un film dans une salle de cinéma me connecte à un état d’enfance. La rencontre avec le monde est toujours neuve. C’est cela qui disparaît.
→ Dernier film : Memoria.
Mia Hansen-Løve
Lorsque je regarde un film chez moi, il y a de grandes chances que je n’aille pas au bout. Même si ce que je vois me plaît. Mille choses me distraient de l’écran, la fatigue n’étant pas la moindre d’entre elles. La salle de cinéma, au contraire, m’oblige et me tient éveillée.
Je crois qu’il existe un gouffre entre la qualité de la concentration dans une salle et notre désinvolture à la maison. Je peux regarder un classique ou un film estampillé “grand auteur” sur Netflix, ça ne dérogera pas à la règle. Concernant ces derniers, je n’éprouve d’ailleurs pas la moindre culpabilité, les cinéastes qui font ce choix doivent en assumer les conséquences.
Certains spectateurs diront qu’il n’y a pas de différence pour eux, que leur attention est la même. Qu’on me permette d’en douter. Peut-on vraiment regarder un film de la même façon dans l’obscurité de la salle que lorsque l’on est dans le canapé de son salon ? Car, enfin, qui regarde les films assis sur une chaise ? Quelques cinéphiles passionnés et hyper-disponibles peut-être… Non, chez soi, on voit les films enfoncé dans son canapé et l’on s’interrompt à chaque occasion. Moi la première. Sans la salle, le cinéma n’est plus sacré et paraît bien secondaire.
Et si c’était bien de désacraliser le 7e art ? Après tout, “à la maison”, n’est-ce pas ainsi que l’on écoute de la musique, qu’on lit des livres ou qu’on feuillette des images ? Mais la différence avec ces autres domaines, c’est que le cinéma est un art impur. Et c’est parce qu’il est impur qu’il est menacé, aujourd’hui plus que jamais, et qu’il faut le défendre comme quelque chose de sacré.
→ Prochain film : One Fine Morning.
Bertrand Bonello
Je n’ai absolument rien contre les films chez soi. Bien au contraire. 75 % de ma cinéphilie vient de la VHS ou des DVD. Mais cet accès aux films est avant tout une manière de satisfaire un désir de curiosité, de connaissance, d’apprentissage. C’est un moyen de nous amener toujours et encore vers la salle. C’est en attendant la salle, lorsqu’on n’a pas le choix.
Alors, pourquoi la salle ? Bêtement, parce que c’est comme ça que le ou la cinéaste a voulu son film, l’a pensé, l’a ressenti. Je préfère voir un tableau dans un musée que sa photo sur Google. Parce que l’image est grande et que le son est fort. Parce que c’est affirmer qu’une image de cinéma, ce n’est pas juste une image de plus dans un monde aujourd’hui noyé d’images. Parce que c’est sortir de chez soi et faire un geste vers un film. Parce que sentir que nous sommes plusieurs à regarder la même chose en même temps dans le même lieu nous ramène à l’idée de spectacle, même si le film est extrêmement intime et silencieux. Le film comme spectacle, c’est lui redonner une fonction d’émerveillement, une sensation de grandeur, de quelque chose de plus grand que nous, même quand le film parle de nous. Parce que cela fabrique de la mémoire, beaucoup plus que ne le font un écran d’ordinateur ou une télévision.
→ Prochain film : Coma.
Gus Van Sant
Voir un film dans une salle est essentiellement une expérience d’escalade. Comme si vous étiez dans un désert et que surgissait soudain devant vous soit une petite colline, soit au contraire le mont Everest. Seule la salle peut délivrer cette sidération, cette admiration face à quelque chose d’à ce point plus grand que soi.
→ Dernier film : Don’t Worry, He Won’t Get Far on Foot.
Joachim Trier
Avez-vous déjà observé un enfant allant au cinéma – sa joie pure et son émerveillement ?
Vous êtes-vous déjà senti comme un enfant à l’idée que vous-même alliez au cinéma – se plonger dans l’obscurité en toute innocence et liberté ?
Avez-vous déjà expérimenté le pouvoir des gros plans au cinéma – où chaque chose vous apparaît plus vaste et impressionnante qu’elle ne l’est dans la vie ?
Avez-vous pu éprouver votre propre solitude par empathie pour un personnage sur un écran de cinéma – ensemble, dans l’obscurité, avec des étrangers avec qui vous partagez soudainement ces émotions ?
Avez-vous déjà éclaté de rire avec des centaines de personnes exactement en même temps ?
Avez-vous à nouveau rejoint la réalité, après avoir quitté le sombre endroit de la contemplation, en regardant le monde un peu différemment parce que deux heures durant vous en avez été extirpé ?
Pouvez-vous imaginer un monde privé de l’expérience du cinéma en salle ? Moi non.
→ Dernier film : Julie (en 12 chapitres).
“Julie (en 12 chapitres)” de Joachim Trier, aussi addictif qu’une série Netflix ?
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