De la musette à la house, un siècle de bamboche reparcouru pour (fêter) la sortie de “La Bête dans la jungle” de Patric Chiha, en salles depuis le 16 août 2023.
Accordéons guillerets, galettes de jazz, hits disco et nuit techno : bientôt cent ans que le cinéma français regarde comment la société fait la fête, à moins que ce ne soit l’inverse ? À l’occasion de la sortie de La Bête dans la jungle, capsule temporelle qui suit le cours d’un amour impossible entre Tom Mercier et Anaïs Demoustier au fil de quarante ans de dancefloor, on a voulu reprendre la fête depuis le début.
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La Belle Équipe de Julien Duvivier (1936)
1936, le Front populaire, l’avènement de la société des loisirs. Jean Gabin, Charles Vanel et leurs copains ont gagné la loterie nationale et vont dépenser le pactole pour ouvrir une guinguette en bord de Marne. La fin, ouverture tant attendue de l’établissement chèrement payé (l’aventure a été un torrent de malheurs, mort, exil, arrestation), est connue pour ses deux versions “pessimiste” et “optimiste”. Mais aucune des deux ne l’est vraiment : de chaque variante de cette scène de bal populaire se dégage une joie noircie de toutes les désillusions sociales de la France des guinguettes. Déjà la fête est triste.
Les Cousins de Claude Chabrol (1959)
Deux cousins, rat des villes et rat des champs, partagent à Neuilly un toit, théâtre des heures d’étude forcenée de l’un et de l’insouciance flambeuse de l’autre. Deux jeunesses aussi condamnées l’une que l’autre, convolant notamment dans une scène de beuverie sidérante à regarder aujourd’hui tant elle confond son époque et la nôtre : les rodomontades néo-aristo de ces hussards provocateurs évoquent celles de tocards d’école de commerce de cinquante ans leur cadet, et l’ambiance de déglingue malsaine tient d’un after glauque de 2023.
Bande à part de Jean-Luc Godard (1964)
La plus célèbre scène de danse de la Nouvelle Vague est évidemment une scène de déconstruction et de montage : la chorégraphie est un madison robotisé, les corps sont comme pris au piège de leur mouvement répétitif, la musique ne cesse de s’interrompre et la voix off zozotante ironise sur ce qui est vraiment à l’œuvre : l’anxiété de la séduction, la fébrilité des mouvements. La jeunesse des années 1960 fait la fête dans les cafés, Godard en fait un puzzle.
Le Bal d’Ettore Scola (1983)
Un film très oublié, mais étrangement apparenté à La Bête dans la jungle : une piste de danse parisienne arrachée à l’espace-temps nous fait traverser un demi-siècle de courants, de danses, de musiques, de rites de drague, bref de sociétés. On n’est certes pas dans la stylisation capitonnée du film de Patric Chiha, mais bien évidemment dans une bouffonnerie noire à la Scola. Juke-box sans complexe où défilent le boogie, la java, le rock, entrecoupé de surgissements frappants du dehors et de l’Histoire – un militaire, un soixante-huitard…
Les Nuits de la pleine lune d’Éric Rohmer (1984)
Rohmer a 64 ans, c’est un monstre de sobriété plus rompu à la lecture de Chrétien de Troyes qu’aux nuits d’ivresse au Palace. Il n’en est pas moins attaché à capter le zeitgeist parisien eighties, niché dans les excès nocturnes des branchés, par exemple à la discothèque des 120 nuits qui accueille cette scène où sa vedette Pascale Ogier lui sert de boussole. Le sésame du succès générationnel valide l’acuité d’un film qui a capté comme nul autre le chaos relationnel, le nouveau dandysme, peut-être même le devenir mortifère de son époque (une overdose emporte Ogier deux mois après la sortie), au son d’Elli et Jacno.
Anatomie de l’enfer de Catherine Breillat (2004)
Breillat est au faîte de sa célébrité de sulfureuse en chef du cinéma d’auteur français. La critique réac’ somme les spectateur·ices de se ranger avec ou contre ses supposés excès de vice. Elle ne fait pourtant qu’exposer crûment les désirs des femmes, les peurs des hommes, la violence des fantasmes. Anatomie de l’enfer est son film le plus théorique : un strict face à face masculin-féminin en huis clos, excepté cette ouverture en club qui charge déjà son champ (la mine abattue d’Amira Casar)/contrechamp (l’orgie gay où s’ébroue Rocco Siffredi) d’une conflictualité sexuelle réflexive, purement breillatienne.
Les Rencontres d’après minuit de Yann Gonzalez (2013)
Partouze mélancolique et poétique, qui prend l’alibi d’un after pour imaginer une pièce de théâtre d’archétypes quelque part entre le Breakfast Club, Buñuel, la mythologie antique et l’érotisme queer. Ce n’est pas vraiment la teuf, mais plutôt le spleen de ses naufragé·es qui tient lieu de couleur dominante dans ce film à la bande-son d’orfèvre mêlant des trésors de synthwave 80s à l’électro onirique de M83, frère du cinéaste. Où végéter dans un after, c’est aussi poser dans un tableau.
Eden de Mia Hansen-Løve (2014)
Si le cinéma donne la possibilité magique de visiter des instants historiques, celui que l’odyssée French touch de Mia Hansen-Løve nous offre n’est pas la reddition d’un général ou la conquête d’un continent, mais une teuf d’appart’ parisien : celle où passe, pour la première fois, le Da Funk de deux DJ qui n’ont pas encore leur look d’aliens en armure et sont encore deux ados voûtés comme les autres. Entrechoc frappant de la boum lycéenne et du futur hit planétaire, où scintille le charisme dandy d’un Lacoste sur lequel le film a été le premier à parier, en dépit de son image encore tenace alors de Beau Gosse boutonneux.
Rien à foutre d’Emmanuel Marre et Julie Lecoustre (2020)
On ne saurait compiler une telle liste sans y faire de place pour une murge bien d’aujourd’hui, chargée de mauvaise vodka et de MD transpirante – donc, idéalement, à la première partie de Rien à foutre, et son passage aux Canaries façon parc à bestiaux secoué d’eurodance, qui s’attache à décrire au mieux l’épicurisme low-cost de la génération EasyJet. On aurait pu citer les non moins justes séquences de boîte d’Enquête sur un scandale d’État, mais le cri du cœur de Rien à foutre (quel titre !) l’a emporté.
Mektoub My Love : Intermezzo d’Abdellatif Kechiche (2019)
Il est égoïste de le mentionner, il serait criminel de l’exclure : quatre ans après sa présentation légendaire à Cannes, ce volet interstitiel de la saga Mektoub My Love (dont on n’a par ailleurs aucune nouvelle du Canto Due, pourtant tourné) n’a toujours pas été dévoilé au-delà des quelques chanceux·euses qui avaient pu, en 2019, contempler la performance radicale de ses trois heures de clubbing sans coupure. Nos oreilles en bourdonnent encore, nos yeux et nos cœurs aussi. Espérons partager un jour ce souvenir avec une authentique sortie – Kechiche en exprimait encore le désir il y a un an. En attendant, on n’a pas mieux que le morceau générique.
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