Ancienne guitariste et parolière du groupe punk féminin The Slits, Viv Albertine a opéré une reconversion magistrale en tant qu’écrivaine. Son deuxième livre, À Jeter sans ouvrir, vient de paraître. Rencontre.
Pour une poignée d’irréductibles, Viv Albertine est encore l’ex-guitariste des Slits, avant tout. Mais petit à petit, elle pourrait devenir la plus punk et indispensable des autrices, un point c’est tout. À 64 ans, l’Anglaise vient de sortir son deuxième livre, À Jeter, sans ouvrir (Buchet/Chastel). Un ordre qu’il faut bien entendu ignorer, comme si elle incitait ses lecteur·rice·s, dès la couverture, à braver les injonctions. Ce que la musicienne devenue écrivaine a toujours fait. Après avoir raconté sans filtre la grandeur et la décadence de ses années punk, ses innombrables FIV, son cancer de l’utérus et sa difficile reconversion en desperate housewife dans De Fringues, de musiques et de mecs en 2014 -sûrement l’un des meilleurs et des plus sincères bouquins jamais écrits sur l’envers du rock, qui vient d’être édité en poche-, Viv Albertine s’attaque à la psyché familiale dans ce second texte autobiographique.
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“Ma mère a fait de moi une personne qui n’a pas peur d’être coincée sur la chaussée entre les voitures qui filent dans les deux sens.”
En sondant son passé et celui de ses aîné·e·s, en racontant la vie et la mort de sa mère, Viv Albertine dessine un arbre généalogique de la colère et s’intéresse à l’hérédité des luttes -de classe, mais surtout de genre. Chez les Albertine, l’indépendance et le féminisme se transmettent de mère en fille, et l’écrivaine se fait un devoir de partager avec les plus jeunes générations -dont sa fille de 20 ans fait partie- ses complexes, ses échecs et ses sorties de route, pour éclairer leur chemin vers l’acceptation de soi, la culture de la différence en ligne de mire. Avec son honnêteté indéboulonnable, sa langue crue et sa formidable capacité à trousser des métaphores drôles, poétiques et extraordinairement visuelles, Viv Albertine creuse un style unique qui manque à l’époque. “Ma mère a fait de moi une personne qui n’a pas peur d’être coincée sur la chaussée entre les voitures qui filent dans les deux sens”, écrit-elle. Pour les jeunes filles et femmes que nous sommes, elle est à son tour cette main qui nous pousse au milieu de la route. Sans attendre que le petit bonhomme passe au vert.
Quel a été le point de départ ce nouveau livre?
L’écriture de mon premier ouvrage a été si douloureuse, que je ne me sentais pas capable d’en attaquer un autre. Et puis, un jour, j’ai ressenti le besoin d’avoir quelque chose dans ma vie, un ancrage, et j’ai de nouveau envisagé l’écriture d’un livre. Dans mon idée, il s’agissait d’un roman. Il devait parler d’une femme d’un certain âge que la colère allait mener au meurtre. Après trois mois d’écriture, j’ai réalisé que cette femme, c’était moi. Je me suis dit que je ne devais pas écrire une fiction, mais la vérité sur l’origine de ma colère. Car elle m’a toujours embarrassée.
Pourquoi?
J’ai passé ma vie en colère. Désormais, c’est un peu plus acceptable de l’être quand on est une femme, mais avant, c’était considéré comme la chose la plus horrible qui soit pour une fille. Je suis née dans les année 50, et j’ai été élevée dans les années 60 et 70. On ne réalise pas à quel point ces époques étaient old school en ce qui concerne les femmes. C’était presque encore comme dans les années 40. On attendait d’une fille qu’elle affiche un sourire en permanence, qu’elle facilite la tâche aux hommes, qu’elle se soumette à eux.
“Je n’en peux plus, que les femmes soient encore et toujours écrasées.”
Qu’est-ce qui t’a finalement poussée à aborder ce sujet qui te gênait?
Depuis l’écriture de mon précédent livre, j’ai compris que si l’on ressent de l’anxiété à l’idée d’écrire sur quelque chose, c’est qu’il doit y avoir une vérité universelle là-dessous. J’ai donc espéré qu’en écrivant honnêtement sur moi et ma famille, cela résonne chez les gens. Je me suis dit que je n’étais sans doute pas la seule chelou sur cette planète. En creusant dans le privé, je me suis d’abord dirigée vers ma mère, puis ma grand-mère, puis la Seconde Guerre mondiale… Je me suis aperçue que beaucoup de choses que je pensais étrangères à ma vie l’avaient en réalité affectée.
Par exemple?
De nos jours, les jeunes sont éduqué·e·s dans l’idée de chercher le bonheur, de suivre leurs rêves, d’être uniques et différent·e·s -il n’y a qu’à voir tous ces t-shirts à messages! Moi, j’ai été élevée par des parents qui ont connu la Seconde Guerre mondiale, et dans ce contexte on ne dit pas à ses enfants d’être heureux, on n’a pas cette mentalité. Mes grands-parents et mes parents ne montraient pas d’amour, ils ne nous touchaient pas et ne nous disaient pas ‘je t’aime’. Ma mère a réalisé vers la fin des années 80 qu’elle ne me l’avait jamais dit, et elle en était très embarrassée. Elle s’en est excusée, d’ailleurs. J’ai donc essayé de retracer toutes les raisons qui m’ont menée à être une fille en colère, une ado en colère puis une vieille femme en colère. Ce n’est pas seulement lié à ma mère, mais aussi à l’environnement, au patriarcat, et à la classe ouvrière dont je suis issue. C’était très intéressant, de tirer tous ces fils.
Dans quelle mesure ton livre a-t-il joué pour toi le rôle d’une thérapie?
En tout cas, il n’a pas réglé mes difficultés familiales. Mais, grâce à lui, je les ai comprises. Et comprendre les gens, c’est cesser de les haïr. Donc, je crois qu’il a chassé la haine. Ma colère, en revanche, est intacte. Pas contre ma famille, mais contre le monde, le patriarcat. Je n’en peux plus, que les femmes soient encore et toujours écrasées. je n’en peux plus, d’essayer d’être créative depuis 60 ans, et qu’on veuille sans cesse me faire taire, de mille et une façons. Ma mère m’a appris à être en colère contre cette injustice, elle passait son temps à dénoncer les inégalités entre les hommes et les femmes, elle me poussait constamment à m’interroger sur l’absence de femmes à la télé, au cinéma… Je n’ai réalisé que vers mes 16 ans qu’elle m’avait en quelque sorte radicalisée, que j’étais gonflée à bloc par le sentiment d’injustice et la colère.
Ta mère a traversé des moments très difficiles, elle a dû abandonner son premier enfant et a subi la violence de son mari. Son personnage, pourtant, n’est pas tragique. Comment l’as-tu écrit?
Je n’y ai pas tellement réfléchi, il s’est construit au fil de la plume. J’ai essayé d’être le plus fidèle possible à tous les personnages du livre: du boyfriend stupide à mon mari, en passant par moi-même. Surtout moi-même. Je voulais être absolument honnête à mon sujet. Je me suis dit qu’il n’y avait aucun intérêt à écrire un livre si j’édulcorais quoi que ce soit: être dans un groupe, tomber amoureuse, avoir des rapports sexuels, mes relations avec ma mère ou avec ma soeur. Il me semble que cette franchise, c’est ce dont les gens -surtout les plus jeunes-, ont besoin. Le truc génial quand on est plus vieille, c’est qu’on se sent beaucoup plus libre de dire ce genre de choses.
Tu parles notamment de tes poils, d’avoir la diarrhée ou la trouille de péter au lit avec un mec… Est-ce pour toi une sorte de “devoir féministe” d’aborder frontalement ces sujets?
Oui. Quand je suis partie en week-end avec cet homme et que j’ai eu peur de péter au lit, j’avais pris avec moi trois tonnes de maquillage et j’avais mis des jours à me préparer, et ça m’a questionnée. Je me suis dit ‘mais comment puis-je me dire féministe alors que je fais ça?’ Et j’ai réalisé que ça se joue toujours à mi-chemin entre la personne que l’on essaie d’être et celle que l’on est vraiment. Cet écart, c’est là qu’il y a quelque chose d’intéressant. J’ai toujours voulu être jolie, plaire, et j’ai toujours eu honte de ça, particulièrement au sein des Slits. Les autres filles du groupe n’étaient pas très compréhensives à cet égard, elles étaient assez manichéennes. Je me suis toujours sentie coincée entre l’envie de me fondre dans le moule et d’attirer les hommes, d’être acceptée par le patriarcat, et la haine de ça et l’envie de le réduire en miettes.
“Les filles sont fortes et intelligentes. On ne devrait pas les protéger autant.”
C’est la difficulté d’être une féministe hétérosexuelle…
Oui, c’est ça. C’est une souffrance sans nom! (Rires.) Heureusement, désormais, j’ai laissé tomber, je suis asexuelle. Mais pour en revenir à ces sujets, oui, mes poils, j’en ai eu honte toute ma vie. Et c’est encore une fois cette anxiété à l’idée de parler de quelque chose qui indique que le sujet est intéressant. Il y a plein de sujets comme ça. La mort par exemple, on n’en parle jamais honnêtement. Les relations familiales, idem. La scène du week-end et de l’insomnie par peur de péter au lit, mon éditeur voulait que je la retire. Je lui ai demandé pourquoi et j’ai eu beaucoup de mal à obtenir une réponse. À la fin, il a fini par me lâcher entre les lignes que ce passage compromettait la coolitude de mon image en tant que “Viv Albertine des Slits”. En réalité, beaucoup de jeunes femmes sont venues me voir en me disant qu’elles adoraient cette scène! Elle évoque la souffrance d’essayer d’être une femme. De conserver coûte que coûte cette façade que les hommes ont créée de toutes pièces.
Ta mère fait des sorties assez drôles comme “un homme, pour quoi faire?”. Se définissait-elle comme féministe?
Lorsque les années 70 sont arrivées et qu’elle a entendu parler de Germaine Greer et de la deuxième vague du féminisme, elle a commencé à se définir comme telle. Mais avant cela, elle n’était pas vraiment politisée. Elle était elle-même politique en un sens, car elle appartenait à la classe ouvrière mais questionnait l’autorité masculine. Et ça, c’était inhabituel. Ça ne lui a vraiment pas simplifié la vie de toujours questionner les hommes et l’autorité, et à moi non plus. Cela a toujours effrayé les hommes que je rencontrais, les a empêchés de m’aimer ou les a poussés à me rejeter. Ça a toujours déstabilisé les gens qui détenaient le pouvoir, comme mon directeur, mon dentiste… Quand j’étais dans mon groupe, je me suis même fait attaquer, j’ai pris des coups pour ça. Et plus tard, quand j’étais réalisatrice à la BBC, idem, j’ai eu des soucis avec beaucoup d’hommes différents. Je n’arrive pas à jouer le jeu. Je ne peux pas les laisser monopoliser la parole ou le pouvoir, je n’y arrive pas.
Quel personnage de mère t’a marquée dans la littérature?
J’ai beaucoup lu Colette et notamment Sido, où elle parle de sa mère. Au départ d’ailleurs, je voulais appeler ma fille Sidonie, en référence à elle. Ma mère, c’est difficile de trouver une femme à qui la comparer. Elle était assez unique en son genre. Elle m’a laissé une telle liberté; c’était totalement inhabituel pour l’époque… Et dangereux! Mais j’ai survécu. Et je pense que c’est intéressant à noter pour toutes les mères -moi la première, puisque j’ai une fille de 20 ans que je protège beaucoup: les filles sont fortes! Elles sont intelligentes. On ne devrait pas les protéger autant.
“Les garçons et les hommes ne sont pas élevés pour se sentir à l’aise aux côtés d’une femme passionnée et honnête, avec un égo important, qui fait passer son travail avant tout le reste.”
Dans ton livre, tu brises aussi le tabou de la solitude. Tu as l’impression qu’il est moins bien accepté pour les femmes de vieillir seules?
Je ne sais pas… En revanche, pour avoir grandi au milieu d’hommes artistes ou musiciens, je sais qu’ils trouvent tous, quand ils vieillissent, une jeune, gentille et jolie partenaire qui les accompagne partout, qui les attend à leur descente de scène, ou qui les laisse tranquillement peindre, être asociaux et égoïstes… Et l’inverse est impossible à trouver. Je connais beaucoup de femmes artistes, de tous les âges, et elles sont presque toutes célibataires. Car les garçons et les hommes ne sont pas élevés pour se sentir à l’aise aux côtés d’une femme passionnée et honnête, avec un ego important, qui fait passer son travail avant tout le reste. Mon mari n’a pas pu le supporter. Si j’avais bien gagné ma vie et que j’avais eu un travail classique, il aurait pu l’accepter. Mais c’était trop difficile pour lui que je prenne le temps d’expérimenter, que j’échoue, que je recommence. Cette espèce de caractère obsessionnel inhérent à la vie d’artiste, les hommes ne peuvent pas l’accepter chez une femme. Même de nos jours. Je suis donc très prudente avec les jeunes femmes que je rencontre et j’essaie de ne jamais trop les pousser à devenir artistes, à choisir ce chemin alternatif. Car il y a des conséquences.
Ta fille a 20 ans. D’après toi, que reste-t-il encore à conquérir pour sa génération?
Sa génération est bombardée d’informations, au point qu’il devient difficile pour les plus jeunes de se concentrer. Je sais d’expérience qu’on peut vite se retrouver à l’âge de 35 ou 40 ans et se dire que tout ce temps, on a été distrait·e. On arrive au milieu de la vie sans avoir réalisé ce que l’on voulait faire, parce qu’on a passé son temps à lire ceci, à suivre cela. Il me semble important “d’éditorialiser” sa vie. C’est comme si tu étais au milieu d’une immense bibliothèque: tu pourrais passer des années à lire tous les livres qui s’y trouvent et te perdre, au point d’oublier de vivre. Il faut donc faire les bons choix. Je me rends compte que chaque décision que j’ai prise -c’est un peu flippant d’ailleurs- a eu des répercussions pendant des années. Tu veux monter un groupe avec quatre personnes? Alors tu as intérêt à les choisir méticuleusement. Car, en vrai, 40 ans plus tard, elles sont toujours dans ta vie.
Est-ce que ta fille se définit comme une féministe?
Oh oui, totalement. J’ai l’impression que sa génération n’a plus peur de ce mot. Dans les années 70, tout le monde caricaturait les féministes pour en faire les ennemies numéro un. Elles étaient forcément laides, poilues… Ce n’est plus le cas maintenant: Beyoncé est féministe, les jeunes ont quelques role models auxquels se rattacher. À mon époque, quand les journalistes voyaient mon groupe sur scène, ils n’avaient jamais vu de filles jouer de la guitare ou de la batterie. Pour eux, nous étions des féministes, pas des musiciennes. On ne pouvait pas être les deux à la fois.
Propos recueillis par Faustine Kopiejwski
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