L’European Lab s’ouvre à Lyon le 4 mai, au musée des Confluences. Rencontre avec son président qui explique la thématique de cette années « Europe de la culture : année zéro ».
Sous le tire « Europe de la culture : année zéro », cette sixième édition d’European Lab porte un diagnostic inquiet sur la crise politique que traverse le continent. En quoi les populismes de plus en plus présents partout sont-ils une menace pour l’Europe de la culture ?
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Nous faisons depuis plusieurs années le constat d’une remise en question croissante du modèle démocratique : celui d’une désagrégation civique, politique, un effritement du lien entre citoyens et élus, un effondrement de la notion de responsabilité, de l’éthique, du respect des biens communs, de l’intérêt général. Aujourd’hui cela se traduit notamment par les révélations de type Panama Papers ou d’une façon générale par le constat d’une incroyable inconséquence, voire incivilité d’une partie du monde économique et de la classe politique européenne. Mais également par le désenchantement des citoyens qui ne croient plus en rien et versent soit dans l’indifférence et le fatalisme, soit dans le cynisme et le mépris. L’une des conséquences les plus dramatiques est la poussée populiste, de droite comme de gauche, qui traduit un ras-le-bol massif d’une large partie de la population, incluant la jeunesse, vis-à-vis de ses « élites ». Tous les ingrédients d’un cocktail explosif de rupture entre « la base » et une aristocratie éthérée, entre-soi, déconnectée, ignorante des maux de la société réelle. La culture n’échappe clairement pas à cette fracture. Si nous ne parvenons pas à endiguer cette poussée des populismes européens, en Hongrie, en Pologne, au Danemark, en France, sur tout le continent, alors tout sera emporté : la cuture, la démocratie, l’héritage de nos conquêtes pour les droits et les libertés individuelles. Le défi pour notre génération est énorme et nous avons clairement le sentiment que nous allons devoir régler une addition dont nous ne sommes pas responsables.
Faut-il comprendre cette «année zéro » comme l’annonce d’un renouveau possible, ou comme l’enterrement définitif de tout souffle culturel en Europe ?
Il est urgent de dépasser l’étape du constat. Je partage une alerte qu’a plusieurs fois lancée Edwy Plenel au forum European Lab : nous ne pouvons plus être comme des lapins pris dans les phares de voitures, comme tétanisés par une réalité qui nous semble insurmontable, des enjeux qui ne seraient plus à notre échelle. Beaucoup trop de gens, y compris des progressistes, pensent qu’il n’y a plus rien à faire, que la barre de la reconstruction est trop haute. Voire choisissent de jouer l’effondrement du système. C’est le syndrome de « La Peste », une possible jouissance de la chute pour ceux qui n’ont plus rien à perdre. Pourtant il est encore largement temps d’agir et de sortir de l’apathie car notre modèle de société a des bases extraordinairement solides et n’a rien à envier à d’autres modèles de société, partout ailleurs sur la planète.
L’idée de « l’Année Zéro », c’est donc celle d’une nouvelle ère, celle de la reconquête démocratique, en réfléchissant à l’arme que constitue le bien commun de la culture. Il s’agit donc d’ouvrir un horizon, des horizons peut-être, au-delà des masses nuageuses, très sombres, qui envahissent progressivement notre ciel européen et notre espace démocratique. Rompre la spirale de la fatalité, du renoncement, de la lassitude. Rassembler une génération d’acteurs et retrouver ensemble du désir et de l’espoir.
Dans ce cadre fébrile de l’Union Européenne, comment faudrait-il redéployer des politiques publiques centrées sur la culture ?
L’Europe en tant qu’institution a une bien meilleure vision de la culture que les États, et en particulier que la France ! Le programme Europe Créative par exemple a intégré dans ses réflexions l’ensemble des faits et mutations que nous connaissons : la transition numérique, le rôle crucial de la jeunesse, l’ensemble des esthétiques, pratiques et faits artistiques contemporains, la notion de maillage et de réseaux. Le problème majeur est que le budget de la culture au niveau européen est très insuffisant. Et pourtant, en valeur absolue, il ne faudrait pas beaucoup d’argent pour donner un souffle énorme. Car nous avons la conviction que la culture est le seul espace de partage dans lequel nous pouvons retrouver un lien fort, à peu de frais.
Quel pays a envie de porter ces politiques aujourd’hui ?
La question ne se pose plus à l’échelle des États : les ministères et les politiques culturelles des nations sont périmés, en fin de règne, déconnectés. La partie se joue désormais clairement au niveau européen et sur le terrain, dans les métropoles, et pas seulement dans les capitales.
La culture peut-elle encore constituer un projet fédérateur, portant une certaine idée de l’Europe, unie et diverse, attentive à sa jeunesse ?
Bien sûr ! Seules la culture et la jeunesse peuvent désormais sauver l’Europe à un moment dramatique où les médias prophétisent quotidiennement sa disparition. Qu’est ce qui fait notre lien ? Qu’est ce qui nous rend heureux d’être des Européens ? Que partageons-nous ? Si on se décentre deux minutes, qu’est ce qui historiquement a donné à l’Amérique le sentiment d’être l’Amérique si ce n’est la culture ? L’Amérique s’est construite avec les Doors, Batman, Jim Harrison et Tarantino. Nous nous avons voulu bâtir l’Europe avec des traités européens imbitables et des tableaux Excel. Tout en confiant les pleins pouvoirs à la finance. On voit le résultat : c’est le dérèglement démocratique, social, écologique, géopolitique. Et surtout la grosse panne de désir. L’échec est extrêmement lourd. Aujourd’hui il faut nous imposer et dire que l’Europe, c’est cette génération d’acteurs culturels et citoyens, de nouveaux médias, d’entrepreneurs qui ont un autre point de vue et une autre expérience de l’Europe et de cette crise, parce qu’ils sont nés avec les deux ! Et bien sûr, la diversité des cultures et des jeunesses européennes sont des ressources inouïes pour lutter contre les populismes, résister au déclinisme, retrouver une envie d’Europe, redonner du sens au projet européen.
De quelle vision culturelle « European Lab » se revendique-t-il au cœur de ce marasme ?
Notre postulat est simple : dans la plupart des pays européens, les ministères et une partie des collectivités locales ne font que gérer le patrimoine et maintenir à flot une politique culturelle ultra institutionnelle qui concerne une partie bien trop limitée de nos concitoyens, notamment avec une stratégie du béton, des temples de la culture, du fait du prince (théâtres, opéras, musées pharaoniques). Ces choix plombent la capacité budgétaire des collectivités, assèchent les territoires, hiérarchisent et verticalisent la culture dans un « top-down » du XIXe siècle, interdisent tout redéploiement d’une ambition culturelle qui soit une contribution, au moins un début de réponse aux crises sociales et démocratiques que nous connaissons. Nous refusons cet état de fait. La jeunesse décroche, le peuple se radicalise, le populisme gagne l’Europe entière, mais tout le monde semble s’en foutre. Le message de la culture institutionnelle c’est « en avant comme avant ! ». En niant les projets et la culture d’aujourd’hui, en refusant d’investir dans ce qui fera notre culture de demain, les politiques culturelles entérinent sciemment un phénomèe de nécrose. Ce que nous avons compris dans le domaine de l’économie – la logique de l’incubation, de l’essaimage – nos politiques sont incapables d’en voir la nécessité dans le champ culturel. Pourtant, l’émergence artistique et culturelle dans ce pays, penser l’avenir de notre ADN, dont la culture est un élément tellement structurant, c’est une question de survie.
Les récents appels de cinéastes présents dans la jungle de Calais, critiquant les politiques européennes sur les réfugiés, sont-ils le signe que la culture a un rôle à jouer dans les débats politiques ?
Absolument. Mais il faut dépasser le stade de la critique. Il faut réfléchir, inventer, agir. Les acteurs culturels, les artistes, doivent descendre dans l’arène. Je l’ai dit après le 13 novembre et après le résultat des élections régionales qui ont vu une nouvelle fois la jeunesse s’abstenir massivement ou voter FN plus que toutes les autres tranches d’âge. Le peu d’engagement des artistes, notamment dans la musique et plus encore dans la musique électronique, est un silence qui nous pèse et que la jeunesse pourrait finir par leur reprocher.
Tu parles de la nécessité d’un « nouvel horizon » pour cette génération des « digital natives » voire des « crisis natives ». A quoi ressemble cet horizon ?
En France, notre génération d’acteurs culturels n’existerait purement et simplement pas si le seul interlocuteur avait été le Ministère de la Culture. Je crois d’ailleurs que depuis deux décennies, il ne s’est même pas rendu compte de notre existence. Tous nos projets, nos lieux, nos festivals, nos réseaux, se sont construits en dehors du champ et du confort institutionnel, parfois avec l’aide minoritaire des collectivités, souvent avec le secteur privé, toujours avec l’énergie des individus et l’acceptation de certaines formes de précarité.
L’idée d’un projet et d’un horizon communs a donc de la valeur en tant que tel. Sa construction est en soi un procesus de cohésion. Nous manquons de vision, de projet, de perspective commune. Paradoxalement plus personne ne veut entendre parler des partis politiques mais on ressent partout une énorme envie d’engagement et d’aventure collective. Or, plus que jamais nous avons besoin de politique. Notre société ne se désagrège pas du fait de son trop de politique mais bien entendu de son absence.
Entre les logiques institutionnelles académiques et les intérêts des grands groupes industriels, la voie d’une culture indépendante, libre et dotée de ressources, n’est-elle pas de plus en plus étroite ?
Nous revendiquons un troisième chemin entre la vieille route des cultures institutionnelles qui peinent fortement à se remettre en question et à capter le monde qui est le nôtre, et l’autoroute des nouveaux panzers capitalistiques qui veulent faire main basse sur des pans entiers de la culture – après avoir capté une bonne partie des médias – notamment ceux abandonnés par l’Etat et les collectivités qui n’ont plus les moyens de tenir la baraque. En France, on parle de cinq groupes industriels surconcentrés qui se tirent la bourre.
Entre ces deux visions, nous pensons qu’il doit y avoir un espace pour les cultures indépendantes, non institutionnelles mais bâties dans le respect de l’intérêt général, entrepreneuriales sans avoir la vocation de servir des actionnaires, capables d’inventer de nouveaux modèles économiques et de dialoguer à la fois avec les collectivités et avec les entreprises. Ces modèles indépendants se structurent tant bien que mal partout en Europe et ils sont justement le fait de nouvelles générations d’acteurs engagés, qui luttent contre vents et marées, souvent dans une incroyable fragilité, pour faire vivre les projets avec peu ou pas d’argent public. Les politiques culturelles doivent tenir compte de cette troisième voie et tout faire pour accompagner son émergence et sa consolidation, car elle me semble dans l’intérêt de tous. Pour ce faire il faut changer totalement de perspective sur l’utilisation de l’argent public dans la culture, surtout en France.
A quoi sert la culture aujourd’hui en Europe ?
A vivre ensemble, à garder l’espoir et à être heureux.
Propos recueillis par Jean-Marie Durand
Le Sucre / Nuits sonores / European Lab
www.le-sucre.eu | www.nuits-sonores.com | www.europeanlab.com
Nuits sonores #14 & European Lab Forum #6 : 4 – 8 mai 2016 / Lyon, France
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