De Dior à Topshop en passant par Asos et Zadig & Voltaire, c’est à qui lancera son t-shirt au message girl power. L’opportunisme commercial est-il compatible avec l’engagement politique? Alerte spoiler: heu, c’est plus compliqué que ça…
Il y a eu le survêtement de flic en civil, les logos qui klaxonnent, le rose, le lilas, le Mom jeans, ce jean taille haute et cuisses larges qui fait les fesses comme des escalopes de dinde… Aujourd’hui, il y a le féminisme, ce totem d’immunité morale cachant une forêt de tendances que l’on n’avait pas vues revenir. Héritières de Simone de Beauvoir et Louise Weiss, réjouissez-vous (ou pas): le féminisme est le nouveau noir.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
Tout a vraiment commencé fin septembre 2016, lorsque Maria Grazia Chiuri, la nouvelle directrice artistique de Christian Dior, fait défiler un t-shirt imprimé: “We should all be feminists” (“Nous devrions tous être féministes”), clin d’oeil appuyé à l’essai du même titre de l’écrivaine féministe nigériane Chimamanda Ngozie Adichie, présente au premier rang. Quelques jours plus tard, les mannequins de Stella McCartney affichent des modèles marqués “Thanks Girls”. Les pros, semi-pros et simples amateurs de mode frémissent, le t-shirt Dior est sur toutes les lèvres et sur tous les walls: y a un truc.
“Que penser d’un t-shirt à 20€ imprimé ‘We are equals’ ou ‘The future is female’, produit dans des conditions socio-économiques pas toujours très féministes-friendly?”
C’est peu de le dire. En six mois et une élection américaine aux résultats que l’on sait, l’écume féministe s’est transformée en un tsunami politique déferlant sans complexe sur la dernière Fashion Week automne-hiver 2017, qui s’est achevée mi-mars à Paris. Chez Missoni, les mannequins défilent coiffées des bonnets roses emblématiques de la fameuse Women’s March au lendemain des résultats de l’élection de Donald Trump. Chez Mara Hoffman, elles saluent poing levé, un bébé dans les bras.
“The future is female”, “Our minds, our bodies, our power” (“le futur est féminin”, “Notre esprit, nos corps, notre pouvoir”), lit-on sur des t-shirts signés par le créateur new-yorkais Prabal Gurung, venu lui-même saluer en t-shirt imprimé “This is what a feminist looks like” (“Voici à quoi ressemble un féministe”). “Girls can do anything” (“Les filles sont capables de faire ce qu’elles veulent”), déclare Zadig & Voltaire; “Nasty woman” (“Mauvaise femme”), “Pussy grabs back” (“Minou riposte”) chez Ashish, “Feminist as fuck” chez Jonathan Simkhai… Et la fast fashion n’est pas en reste: de H&M à Topshop en passant par Asos et ses pantoufles frappées d’un écusson “Girl Power” (sic), Urban Outfitters, Forever21, New Look, River Island… Pas une marque de high street ne semble résister à cet éveil, que dis-je, à cette épiphanie féministe.
Tee-shirt Topshop, DR
J’ai l’air dubitative, ironique, voire franchement cynique devant cette moralisation aussi soudaine que tapageuse? Je le suis. Si la modeuse à gros QF (Quotient Féministe) que je suis ne peut que se réjouir du fait que Maria Grazia Chiuri grossisse les rangs des designers femmes à la tête des maisons de mode les plus influentes, elle a un petit doute sur la dimension égalitaire d’un t-shirt oecuménique à 550€ pièce… À l’inverse, que penser d’un t-shirt à 20€ imprimé “We are equals” ou “The future is female”, produit dans des conditions socio-économiques pas toujours très féministes-friendly? Et puis, eh… La mode qui se fait le chantre de la diversité et de la tolérance, tout en continuant de promouvoir l’idée qu’une femme est belle à condition d’être pâle, âgée de moins de 25 ans et de peser moins lourd que son sac à main, n’est-ce pas le comble du cynisme? Ou a minima, une façon opportuniste de relancer un secteur à bout d’idées neuves?
Tee-shirt Topshop, DR
Le sociologue Frédéric Godart, auteur de Sociologie de la mode, observe que cette politisation concerne principalement les marques anglo-saxonnes, réputées moins créatives mais aussi plus réactives que la mode européenne. Le chasseur de tendances Vincent Grégoire, du bureau de style Nelly Rodi, confirme: “Si tous les créateurs se sont mis au rythme accéléré du digital, les Américains -et les Anglo-Saxons en général- ont toujours été plus en prise avec l’air du temps. En 1970, des créatrices comme Katharine Hamnett ou Vivienne Westwood faisaient déjà de la mode politique, en imprimant leurs modèles de messages de paix ou en faveur de l’écologie. Puis cet engagement a été moins visible, pour resurgir au moment des élections présidentielles américaines: de Marc Jacobs à Diane Von Furstenberg en passant par Joseph Altuzarra, les créateurs se sont massivement et publiquement engagés en faveur de Hillary Clinton, notamment à coups de vêtements dédiés. L’élection de Trump ne pouvait susciter qu’une réaction au moins aussi passionnée.” Surtout au pays des gender studies (études de genre) encore méconnues en France, qui n’ont jamais été si populaires aux États-Unis depuis le traumatisme du 8 novembre dernier…
Par ailleurs, Vincent Grégoire voit en cet engagement le reflet d’une époque et d’une société en quête de sens: “Le cynisme, le nihilisme, c’est so last décennies… Les générations Y et Z sont plus engagées que ne l’étaient leurs aînés: ils veulent (re)mettre du sens dans l’exposition permanente et la mise en scène de soi. Ces t-shirts à message comblent un besoin identitaire de plus en plus fort, ils sont facilement assimilables, et sont hyper bankables en terme de likes.”
Tee-shirt Topshop, DR
Le militantisme perd-il sa substantifique moëlle dès lors qu’il est photogénique? Vulgarisé à l’extrême, le féminisme risque-t-il de perdre toute crédibilité? Pas forcément, selon Alice Pfeiffer, rédactrice en chef du magazine de mode Antidote, qui a récemment consacré un article aux relations historiquement compliquées entre la mode et le féminisme. Quand on lui demande de trancher la question, elle arrête la lame et nuance: “La mode et ses clientes sont-elles opportunistes ou en train de se politiser? Impossible de le savoir, et la nature de leurs intentions n’ont finalement pas beaucoup d’importance, c’est le résultat qui compte. Alors oui, ces messages féministes et émancipateurs diffusés en masse sur des t-shirts puis sur les réseaux sociaux, les couvertures de magazines et les abribus sont édulcorés, simplistes, imparfaits, parfois incohérents. Mais ils tendent à normaliser le concept de féminisme, à le rendre sexy, branché, désirable. Et ça, c’est un énorme pas en avant si l’on considère le rejet que le terme ‘féminisme’ suscitait il n’y a pas si longtemps.”
Fashioministes, sachez qu’entre Dior et New Look, il existe des marques de mode authentiquement féministes, parmi lesquelles celles de l’illustratrice Valfré, ou Otherwild, à l’origine du premier t-shirt imprimé “The future is female”, lancé à l’occasion de l’ouverture de la première librairie féministe de New York en 1972. Réédité en 2015, immortalisé par Cara Delevingne et sa girlfriend de l’époque St Vincent, 25% de son prix de vente est reversé au planning familial américain.
Fiona Schmidt
{"type":"Banniere-Basse"}