[Cet article vous a été offert pendant 24 heures] Le sociologue Benoît Coquard publie Ceux qui restent. Faire sa vie dans les campagnes en déclin. Fruit d’une enquête ethnographique au long cours, ce livre tord le cou à de nombreuses idées reçues sur les nouvelles générations qui choisissent de vivre dans les campagnes dépeuplées.
Les campagnes en déclin, ces villages où tous les commerces ont disparu et où la population ne cesse de diminuer d’année en année, sont-elles aussi “mortes” qu’elles n’y paraissent ? Comment s’organise la vie sociale des jeunes, dans ces zones désertées, où l’emploi est rare et les difficultés économiques nombreuses ? Le sociologue Benoît Coquard livre les résultats d’une enquête ethnographique au long cours riche d’enseignements à ce sujet : Ceux qui restent (La Découverte).
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Depuis 2010, il s’est immergé au sein de “bandes de potes” dans ces zones rurales populaires du Grand-Est, dont il est originaire. « L’envers des faits » (c’est le titre de la collection dans laquelle il est publié) est éloquent : s’il n’y a plus d’usines, de bars, ni d’associations dans ces espaces minés par la désindustrialisation, d’autres formes d’intégration et de solidarités se tissent, entre amis, chez “les uns les autres”.
Le livre de Benoît Coquard porte un regard déchargé de tout misérabilisme sur ces nouvelles générations qui restent vivre dans les campagnes en déclin, et leur donne simplement la parole – chose peu ordinaire pour une “classe parlée plus qu’elle ne parle”. Alors que le discours médiatico-politique sur la « France périphérique » est omniprésent dans le débat public, il tord le cou à de nombreuses idées reçues. Entretien.
La couverture de votre livre fait clairement écho à celle de Leurs enfants après eux, de Nicolas Mathieu (Prix Goncourt 2018), avec lequel il y a beaucoup de coïncidences. Souhaitiez-vous produire cet écho ?
Benoît Coquard – Ce sont les éditions La Découverte qui m’ont proposé cette photo, issue des mêmes séries que celles de Nicolas Mathieu, et je l’ai beaucoup aimée. C’est surtout qu’il y a très peu de clichés crédibles des milieux ruraux, on nous propose la plupart du temps des images de champs et d’agriculteurs, alors même que cette catégorie ne représente pas plus de 5 % de la population dans les campagnes que j’étudie. Dans le roman d’ailleurs, c’est un peu la même chose qu’en photographie. Il y avait très peu de choses sur les populations des campagnes en déclin quand j’ai commencé mon enquête, en 2010. Nicolas Mathieu, qui en est originaire, a participé au regain d’intérêt dont elles font l’objet aujourd’hui. Surtout, son livre correspond bien, de manière romancée mais très juste, à ce que j’essaye d’expliquer. Certains romans ont ce pouvoir critique, révélateur des réalités sociales, comme essaie de l’avoir la sociologie. Donc je suis très content si le parallèle est fait avec ce grand livre.
Indépendamment de l’émergence du mouvement des Gilets jaunes, la littérature semble faire son chemin vers une intégration des campagnes dépeuplées, avec Fief de David Lopez, L’été des charognes de Simon Johannin, ou encore 77 de Marin Fouquet. Est-ce le signe que pendant trop longtemps l’histoire de ces campagnes en déclin n’a pas été racontée ?
Je dirais qu’elle a été mal racontée, instrumentalisée par ceux qui n’y vivent pas. Il y a d’un côté une vision misérabiliste, plutôt présente dans le pôle culturel, qui consiste à ne voir qu’un ramassis de dits « beaufs », qui seraient soi-disant tous racistes et incultes. C’est le mépris de classe classique, qu’on a retrouvé dans certains médias envers les Gilets jaunes par exemple. D’un autre côté, on voit s’imposer de plus en plus dans l’espace public un populisme de droite et d’extrême droite qui consiste à faire de ces populations rurales, une sorte d’incarnation du « vrai peuple » que l’on oppose évidemment aux populations immigrées.
Contre ces deux tropismes dominants, c’est salutaire que des personnes qui me semblent être issues – ou du moins proches – des milieux populaires ruraux se saisissent du genre romanesque, et le fassent avec une vraie crédibilité empirique. En France, on attend encore que la même chose se produise dans la musique, sans que l’on force l’artiste à correspondre à une caricature. Le rappeur MC Circulaire a bien réussi à visibiliser l’expérience de la galère rurale dans son titre Demain c’est trop tard, qui sans promo a fait des millions de vues.
Il y a quand même une énorme partie de la population française qui vit en milieu rural ou il y a des attaches familiales, même à Paris on retrouve beaucoup de ces « déracinés ».
A ce sujet, vous dites que les catégories médiatiques de “petits blancs” de la “France périphérique”, en proie à “l’insécurité culturelle” sont à côté de la plaque d’après vos observations…
Ces catégories correspondent tout à fait à l’instrumentalisation que l’on vient d’évoquer. On essaye d’opposer de manière artificielle ces classes populaires rurales aux classes – populaires aussi – issues de l’immigration. Or, pour des raisons historiques liées à l’immigration dans les territoires industriels ruraux, il n’y a pas que des « petits blancs ». Et ceux qui restent ne sont pas, comme on peut le lire, repliés sur eux-mêmes parce qu’ils se sentiraient en insécurité dite « culturelle »: ils sont au contraire très fiers de leur style de vie qui, là où ils vivent, n’est pas remis en cause.
Aussi, quand il y a conflit, c’est pour des raisons avant tout économiques, des concurrences pour l’emploi, notamment. Au fond, ces théories-là, qui sont les plus diffusées aujourd’hui, ont un point commun : elles sont produites depuis la ville, sans démarche d’enquête empirique. Ce sont des discours d’urbains pour des urbains, socialement et géographiquement très éloignés de ces populations que l’on instrumentalise.
C’est la raison pour laquelle Bourdieu parlait déjà de “classe objet” à propos des ruraux à son époque. Une classe parlée plus qu’elle ne parle. Le roman de Nicolas Mathieu, comme l’enquête sociologique, peut donner la parole à ces personnes. C’est l’intérêt de l’ethnographie comme méthode : on part du terrain, on n’impose pas des problématiques vues d’en haut. Je n’ai pas demandé aux gens s’ils étaient en insécurité culturelle, je suis allé voir comment ils vivaient. Et à partir de là, des questions bien plus centrales ont émergé, sur les solidarités concrètes et les concurrences qui guident leur quotidien notamment.
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Vous racontez que vous êtes vous-mêmes un “émigré”, qui a quitté la campagne en déclin du Grand-Est pour Paris au moment de vos études. Comment avez-vous décidé de revenir, et de prendre comme sujet d’étude les jeunes des campagnes en déclin ? Était-ce pour combler un manque ? Étiez-vous déjà dans une démarche critique ?
C’est vrai que je suis issu des milieux dont je parle, et c’est en grande partie pour cela que j’en ai fait mon objet de recherche depuis 2010. Au départ, je ne m’opposais à personne, je voulais juste travailler sur un milieu que je connaissais déjà et qui reste peu travaillé par les sciences humaines, qui là encore, se font beaucoup depuis la ville…
En fait, c’est simplement par mes résultats d’enquête que je me suis retrouvé opposé aux théories en vogue qui postulent que ces espaces ruraux se résumeraient à l’individualisme généralisé, leur peur des étrangers, l’absence de lien social. Dès lors qu’on s’y intéresse avec patience, on se rend compte que des formes de sociabilité intense perdurent, des concurrences, des alliances… Je comprends que celui qui passe une journée dans un village de 1500 habitants où il y avait trente bars dans les années 1970 et où il n’y en a plus que deux ou trois dans les années 2010, puisse penser qu’“ici, c’est mort”, comme on dit. Pourtant les gens se réunissent tous les jours chez les uns les autres, font partie de collectifs d’amis très intégrateurs et valorisants. Il y a certains contre-modèles de la société globalisée. C’est ce qui est très intéressant.
Le sous-titre de votre livre précise bien que vous étudiez des campagnes en déclin, et pas la campagne en général…
En effet, on ne peut pas tout mettre dans le même sac de la « France périphérique » – comme si, à partir du moment où vous êtes loin de Paris, tout était identique. Comparer un village de la Meuse désindustrialisée avec un village viticole de l’Ouest, revient à mettre dans le même sac Aubervilliers et Neuilly-sur-Seine : ça n’a aucun sens.
Amusez-vous à regarder la carte des bars sur internet : dans les milieux ruraux attractifs qui se repeuplent, comme la Bretagne, il y a encore beaucoup de bars et d’associations, alors que dans mon livre, je parle de la zone déserte, là où il n’y a pas un bar. Ce n’est pas la même réalité. Il n’y a plus de lieux qui brassent la population de manière positive. L’appartenance villageoise a été diluée dans des appartenances amicales, on dit que “tout est loin”, alors que les générations précédentes pouvaient tout faire à vélo. Les copains, le boulot, l’école : tout est à des dizaines de kilomètres en voiture. “Être du coin”, c’est désormais être de trente kilomètres ou plus à la ronde.
A propos de bars, vous décrivez dans votre livre le “rôle social du Pastis” servi dans les foyers, “entre potes”, dans ces campagnes en déclin. Quel est l’intérêt de parler de cet objet a priori anecdotique ?
Il est toujours intéressant de prendre au sérieux des objets que tout le monde dénigre. Ici, le fait de boire ensemble, c’est montrer qu’on fait partie d’un groupe qui se fait confiance, où l’on joint l’utile à l’agréable. On montre un savoir-vivre, un esprit de camaraderie, et d’un autre côté c’est dans ce cadre-là que la parole se libère, qu’on peut s’échanger des bons plans, notamment pour trouver un travail, et aussi que l’on rencontre un conjoint ou une conjointe.
De plus, quand vous buvez un Pastis ou un Whisky, vous pouvez toujours prolonger l’apéro, repousser le moment où chacun va rentrer chez soi – contrairement aux bouteilles de bières qui, une fois qu’elles sont terminées, ne sont pas renouvelables dans des villages où il n’y a pas d’épiceries de nuit… Ce qui est valorisé dans ces moments-là, c’est d’être un bon hôte. Les classes populaires aiment montrer une forme de générosité, d’accueil, pas de fermeture. Un bon hôte, c’est celui qui fait “tomber en embuscade” ses copains, qui réussit à les retenir. Ceux qui restent investissent énormément dans cette appartenance à des “bandes de potes” où ils sont valorisés. Au fond, à mesure que toutes les structures collectives qui pouvaient leur assurer un statut – le travail, les services publics, les associations – périclitent à cause de la délocalisation de l’économie et du retrait de l’Etat, des instances qui garantissent la réputation, l’entraide, se recréent.
“Ceux qui restent investissent énormément dans cette appartenance à des “bandes de potes” où ils sont valorisés.”
Vous avez fait partie, lorsque vous avez fait vos études, de “ceux qui partent”, et qui sont souvent des transfuges de classe. Quand on revient, comme vous l’avez fait, n’est-il pas difficile de réintégrer ce “nous” ?
On essaye de garder un lien avec son milieu d’origine, mais l’appartenance locale demande un investissement fort : il faut se voir tout le temps, se donner des coups de main, etc. Les étudiantes (j’emploie le féminin car c’est plus souvent des femmes) qui partent étudier se plaignent souvent qu’on les zappe, et de ne plus être “dans les histoires”.
Ceux qui restent n’ont pas la volonté de ne plus parler à ceux qui sont partis, mais il y a quelque chose qui relève de leur mode de vie, et qui est incompatible avec le fait d’avoir seulement un pied dedans. Vous en êtes, ou pas. Il y a une forme de ségrégation géographique, qui se superpose à un entre-soi populaire protecteur. Les figures de réussite, c’est l’ouvrier qualifié dont on dit qu’il a des mains d’or, la vendeuse qui gère la boutique seule, celui qui a monté sa boîte et s’est enrichi. On valorise plus la réussite économique que les diplômes. En ville, ces figures-là seraient plus anonymes, plus précarisées aussi. La campagne en déclin d’un côté les enferme mais les protège aussi. C’est le paradoxe de l’entre-soi.
Vous évoquez le rôle de la télévision, qui est omniprésente dans les foyers. Pourtant, vous nuancez l’idée reçue selon laquelle elle serait aliénante, ou qu’elle aurait un effet anesthésiant…
La télé est allumée en permanence dans les milieux populaire – il n’y a qu’à lire L’Invité permanent d’Olivier Masclet pour s’en convaincre. On ne la regarde pas forcément, mais souvent on réagit en y joignant sa vie quotidienne. Par exemple, la division entre immigrés et Français dits « de souche » ou le thème du « grand remplacement » prennent beaucoup de place à la télévision. Et alors même que ces divisions ne correspondent pas à la réalité vécue, on y trouve un registre, un mode d’expression qui fait écho à ce qu’on vit.
C’est pourquoi, alors que peu de mes enquêtés votent, et qu’ils ne sont pas tous pro-Rassemblement national (RN), ceux qui parlent le plus politique sont pro-RN. Ce climat ambiant doit beaucoup à la diffusion médiatique de ces idées. On dit de Marine Le Pen qu’elle est la seule à dire que tout le monde n’a pas les mêmes intérêts, et même si ses discours sont hors-sol, on y retrouve l’idée du « déjà nous », par rapport à la figure du cas social ou de l’assisté qui servent de boucs émissaires.
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C’est impressionnant d’ailleurs de constater à quel point les classes précarisées tendent à se distancier des populations encore plus marginales qu’elles…
Quand vous vous savez stigmatisé, un des seuls registres qui reste, c’est la distanciation, le dénigrement, rejeter sur l’autre le stigmate dont on fait l’objet. Cela peut en partie traduire certaines déclarations d’affinité avec le RN. Vis-à-vis d’un journaliste qui incarne une figure inatteignable, parisienne, lettrée, se dire pro-RN revient à se désolidariser des figures qu’on pense les plus stigmatisantes, celles des chômeurs de longue durée, des pauvres plus pauvres que soi. On a l’impression de pouvoir atteindre une forme de respectabilité minimale.
Votre enquête s’est achevée quand le mouvement des Gilets jaunes a commencé. Partagez-vous la version idéalisée, selon laquelle ce mouvement a été un grand moment de prise de conscience de classe, où des individus qui ne se rencontraient plus se sont de nouveau parlé sur les ronds-points ?
C’est un mouvement sans précédent qui a réuni et fait prendre la parole à des personnes que l’on ne voyait jamais sur le devant de la scène. Moi je n’ai pas suivi le mouvement des Gilets jaunes : je n’en ai vu que les prémisses et les premières semaines. En lien avec ce que j’explique dans le livre, je peux juste constater que très vite chez les Gilets jaunes, on s’est appelé “la famille”.
Si le mouvement a tenu dans la durée, c’est probablement en partie parce que ceux qui s’y sont engagés ont créé des solidarités fortes, fraternelles. Mais il y a aussi des fractures qui ont refait surface : il y a eu sur mon terrain une prise de distance entre d’un côté les ouvriers des petites boîtes, proches de leur patron, et les autres. A mesure que les revendications du mouvement sont devenues plus importantes et plus sociales, certains se sont distanciés aussi.
Je me demande enfin dans quelle mesure le mouvement a créé des réseaux locaux de mobilisation : on verra désormais ce qui se passera quand l’Etat essayera de fermer des écoles ou des hôpitaux en milieu rural. De plus, à l’occasion de ce mouvement, des personnes qui se situaient sur des registres d’extrême droite ne sont pas descendues dans la rue sur ces thématiques. Il faut donc rendre au mouvement une capacité à changer les gens. Les enquêtes au long cours que font les sociologues nous diront dans quelle mesure il y a réussi.
Propos recueillis par Mathieu Dejean
Ceux qui restent. Faire sa vie dans les campagnes en déclin, de Benoît Coquard, éd. La Découverte, 280 p., 19€
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