L’illustratrice et directrice artistique de BoJack Horseman lance sur Netflix Tuca & Bertie, une série aussi hilarante que féministe, avec les voix d’Ali Wong et Tiffany Haddish.
“J’espère que les gens ne vont pas trouver que cette série est un peu folle”, nous dit Lisa Hanawalt en préambule. “J’ai tendance à être assez pessimiste sur ce que je fais!” Elle éclate de rire. À quelques jours de la sortie de Tuca & Bertie, dont elle est la showrunneuse, elle a soudainement peur que les femmes-plantes, les oiseaux anthropomorphiques qui partent parfois se masturber dans les toilettes et la jungle urbaine luxuriante dans laquelle évoluent ses deux héroïnes effraient les spectateur·rice·s qui se connecteront le 3 mai sur Netflix. Il·elle·s devraient pourtant avoir l’habitude puisque Lisa Hanawalt est la directrice artistique responsable de l’univers visuel de l’iconique BoJack Horseman, cette série qui raconte les névroses d’un cheval-acteur, ancienne star d’une sitcom des années 90, et déjà peuplée de ses personnages bizarres. Créé par Raphael Bob-Waksberg, le show a eu un retentissement culturel particulièrement important auprès d’une génération de trentenaires paumés. “Je ne pense jamais qu’aucun de mes projets va avoir un quelconque succès, explique Lisa Hanawalt, mais je ne suis pas surprise que BoJack Horseman ait eu une telle importance pour les gens. Le travail de Raphael est très profond et il sait écrire sur la dépression, l’amour, les peines de cœur comme personne.”
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L’univers de Lisa Hanawalt, lui, est beaucoup plus baroque que celui de son camarade de longue date. Depuis qu’elle a fait ses premières armes d’illustratrice à New York au début des années 2010 (elle a partagé un studio avec la géniale Julia Wertz), Hanawalt a inventé des mondes étranges peuplés d’animaux aux corps humains, d’humains aux corps d’animaux, de légumes qui parlent et de chiens avec des paires de seins. L’humour absurde qui se dégage de ses bandes dessinées (My Dirty, Dumb Eyes, Hot Dog Taste) et qui se cache souvent dans des petits détails en arrière-plan, lui a permis de trouver sa place parmi ses contemporain·e·s. Quand on lui demande comment elle a développé cette obsession pour les animaux aux jambes humaines, elle marque une pause. “Quand je dessine des humains, j’ai l’impression que ça fige un peu le discours et que les gens ne se reconnaissent que si le personnage leur ressemble. Ils se disent ‘on dirait ma sœur!’ ou ‘on dirait mon prof!’ Alors que quand je dessine un chat ou un oiseau, tout le monde peut se projeter! Je trouve ça plus inclusif.”
“L’animation reste vraiment un boys club, un milieu très misogyne.”
Les oiseaux, justement, elle nous explique les trouver particulièrement “drôles”, voire même “un peu flippants”. Quand elle décide de pitcher son propre show à Netflix après le succès de BoJack Horseman, elle choisit donc de développer deux personnages déjà présents dans ses bande dessinées: Tuca et Bertie. La première est un toucan extraverti qui vogue de job en job sans aucune envie de s’enfermer dans un métier. La deuxième est une grive anxieuse qui n’ose pas quitter son travail pour se lancer dans sa passion pour la pâtisserie. “J’avais envie d’un challenge avec cette série, raconte Lisa Hanawalt. J’adore vraiment BoJack Horseman, mais ce n’est pas la série que j’aurais faite. L’univers de Tuca et Bertie est plus libre visuellement, il ne répond pas vraiment à des règles fixées, il est un peu bordélique. Il y a des femmes-plantes, des objets humains… Le show ressemble plus à mes bandes dessinées.”
Lisa Hanawalt © Eddy Chen / Netflix
Toute la série se centre autour d’une amitié féminine, avec une liberté et une justesse qui rappellent la récente PEN15 (Hulu) ou Broad City. “J’adore toutes ces séries et j’aime aussi beaucoup Girls, explique la showrunneuse, mais je voulais traiter d’un sujet un peu différent avec Tuca & Bertie. J’avais envie de capturer cet instant où deux amies vieillissent et prennent des directions différentes. Alors que l’une d’entre elles veut se marier et s’installer, l’autre est encore en train d’essayer de comprendre ce qu’elle veut dans la vie. Maintenant que j’ai 35 ans, je vois que les gens grandissent à des rythmes différents et je voulais en parler dans cette série.” Chaque épisode est aussi férocement féministe, traversé d’idées visuelles géniales, comme lorsque l’un des seins de Bertie se détache pour vivre sa vie, lassé des collègues masculins avec qui elle partage un bureau. Hanawalt y parle aussi avec beaucoup de nuances de l’anxiété, du mansplaining, de la confiance en soi, de la difficulté de rester sobre quand on est vue comme l’esprit de la fête incarné, et même de viol. “Ce n’était même pas une volonté de ma part de faire une série féministe, affirme Lisa, je ne suis pas partie en croisade politique. Mais j’ai écrit sur ma propre expérience, et en tant que femme dans ce monde, j’ai vécu toutes ces expériences de harcèlement qui m’ont inspirée.” On lui dit se réjouir de voir les séries d’animation prendre de plus en plus à bras le corps ces problématiques sociétales. BoJack Horseman avait déjà mené dans sa cinquième saison une réflexion très pertinente sur l’affaire Weinstein et le mouvement #MeToo. “L’animation reste vraiment un boys club, un milieu très misogyne, nous explique pourtant l’illustratrice. J’ai toujours adoré les séries animées et je trouve cela vraiment injuste que les femmes n’aient pas eu l’occasion d’être invitées à créer leurs propres séries. Je trouve ça fou d’être l’une des premières femmes à devenir la showrunneuse d’une série animée pour adultes. Il y en a pourtant plein sur les programmes pour enfants.”
DR
Malgré les thématiques abordées par les deux oiseaux, parfois lourdes et douloureuses, la série réussit toujours à trouver un équilibre en multipliant les blagues visuelles et les références qui sont parfois à scruter dans les détails de l’image. “BoJack Horseman est une série qui s’écoutait beaucoup, analyse Lisa Hanawalt. Tuca & Bertie est plutôt une série qui se regarde!” Ses deux oiseaux s’écoutent aussi avec plaisir puisque ses héroïnes sont portées par deux des voix féminines les plus géniales de la comédie américaine actuelle: Tiffany Haddish (qui double Tuca), révélée par la comédie Girls Trip, et Ali Wong (qui double Bertie), qui a fait un carton sur Netflix avec son spectacle Hard Knock Wife. “Je les adore tellement toutes les deux, je ne mesure pas ma chance de les avoir”, commente Lisa Hanawalt, exaltée quand elle explique le moment où Haddish a accepté de devenir un toucan le temps d’une poignée d’épisodes. Comme à son habitude, l’illustratrice a de gros doutes sur le succès de sa série. Elle avoue quand même l’espérer, ne serait-ce que pour ouvrir la porte à toutes les femmes qui n’attendent qu’une chose: révolutionner à leur tour le petit monde fermé de l’animation.
Pauline Le Gall
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