Après “Le Capital au XXIe siècle”, best-seller inattendu, l’économiste publie “Capital et Idéologie”. Une analyse des systèmes inégalitaires qui, bien qu’alarmante, débouche sur un programme politique conciliant et déconnecté des luttes sociales.
Comment interpréter l’incroyable succès de Thomas Piketty ? En 2013, l’économiste réussit l’exploit de faire d’un pavé austère de mille pages, sur les inégalités dans le monde, un best-seller. Traduit dans quarante langues et vendu à 2,5 millions d’exemplaires, Le Capital au XXIe siècle est devenu le viatique de tous les contempteurs – à des degrés divers – du capitalisme (même s’ils n’en font pas toujours l’alpha et l’oméga de leur politique). Incongruité éditoriale ou signe d’une demande de critique positive pour bâtir une société plus juste ?
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
Echo des courants contestataires
Hormis la qualité de l’ouvrage, fruit de quinze ans de recherches, le contexte n’est pas pour rien dans cette popularité soudaine. Après la crise de 2008 et l’échec des tentatives velléitaires de “moraliser le capitalisme” (dixit Sarkozy), la voix encore méconnue de Thomas Piketty émerge, comme en écho au tumulte des mouvements contestataires, d’Occupy Wall Street aux Indignés en Espagne, opposés aux cures d’austérité et aux effets de la financiarisation de l’économie.
Le constat posé par l’économiste – celui d’une concentration de plus en plus massive des richesses entre les mains des 1 % les plus fortunés, et du retour des rentiers – confirme un tacite sentiment d’injustice. L’effet est foudroyant : “Il s’est retrouvé parfaitement en phase avec son époque”, décrit le sociologue Manuel Cervera-Marzal, qui l’avait invité à débattre avec Olivier Besancenot en 2015. “Il a confirmé de manière empiriquement solide ce qui était à l’état d’intuition dans la population : l’explosion des inégalités.”
Appartenance au Parti socialiste
Les thèses de Thomas Piketty résonnent d’autant plus largement dans le champ politique qu’il n’a pas le profil du théoricien marxiste pétri de rhétorique révolutionnaire. A son CV, gage de sérieux (il est directeur d’études à l’EHESS et professeur à l’Ecole d’économie de Paris), s’ajoute sa proximité avec le Parti socialiste (il a été conseiller de Ségolène Royal en 2007 et de Benoît Hamon en 2017).
Un compagnonnage raisonnable, qui ne nuit pas à sa visibilité médiatique. Frédéric Lordon le couronne même du titre d’“économiste organique de la social-démocratie”, dans un article acerbe publié dans Le Monde diplomatique en avril 2015. L’intéressé assume cette appartenance idéologique, et revendique clairement la tradition du socialisme démocratique.
Monstre de 1200 pages
Dans une parenthèse ego-historique à la fin de Capital et Idéologie, son nouveau livre – un monstre de 1200 pages qui s’annonce déjà comme l’événement de la rentrée –, il se dévoile un peu plus : “Si j’examine comment ma vision de l’histoire et de l’économie a évolué depuis mes 18 ans, je crois que ce sont avant tout les sources historiques que j’ai découvertes et exploitées qui m’ont conduit à modifier sensiblement mes conceptions initiales (qui étaient plus libérales et moins socialistes qu’elles ne le sont devenues)”. Le “Marx du XXIe siècle” revient donc d’assez loin.
Prise de distance
Il prend d’ailleurs ses distances avec “certaines doctrines parfois qualifiées de ‘marxistes’” en matière d’idéologie. Même s’il ne le cite pas, on pense au classique de Pierre Bourdieu et Luc Boltanski, La Production de l’idéologie dominante (1976), qui postule que “l’idéologie dominante est l’idéologie des dominants”. Pour Piketty, au contraire, “il existe une véritable autonomie de la sphère des idées, c’est-à-dire de la sphère idéologico-politique”.
Analyse clinique
Son analyse se veut froide, factuelle, clinique et étayée, comme a pu l’être la théorie de l’extraction de la plus-value par la bourgeoisie dans Le Capital de Marx (qu’il déclare ne pas avoir lu, ce qui ne laisse pas de surprendre). Dans Capital et Idéologie – une étude des systèmes inégalitaires depuis le XVIIIe siècle et des discours qui les ont légitimés –, il endosse ce caractère minimaliste en repoussant les rêves de changement de base.
L’attentisme révolutionnaire “dispense souvent de réfléchir au régime institutionnel et politique réellement émancipateur à appliquer au lendemain du grand soir, et conduit généralement à s’en remettre à un pouvoir étatique tout à la fois hypertrophié et indéfini, ce qui peut s’avérer tout aussi dangereux que la sacralisation propriétariste à laquelle on prétend s’opposer”, écrit-il.
Art de la prédiction
Comme Hari Seldon, ce personnage du Cycle de Fondation d’Isaac Asimov qui invente la psychohistoire, une science qui prédit le comportement global des êtres humains, Thomas Piketty pense déjà le jour d’après le “grand soir”. C’est ce qui le rend si fascinant. Passé maître dans la discipline économique, considérée comme reine des sciences sociales, il campe un rôle de savant hétérodoxe qui murmure à l’oreille des politiques.
Il est vrai que sa méthode – inspirée de l’histoire globale, qui connaît un vif intérêt depuis le succès de L’Histoire mondiale de la France, publiée en 2017 sous la direction de Patrick Boucheron – comme ses conclusions sont à mille lieues des imprécations libérales de Jean Tirole (prix Nobel d’économie en 2014).
Alternative au capitalisme
“En 2013, Piketty posait des questions que plus personne ne se posait sur la redistribution de la croissance et les personnes qui en bénéficiaient”, remarque Lucas Chancel, codirecteur du Laboratoire sur les inégalités mondiales et de la World Inequality Database, un consortium indépendant qui sert de source à l’essayiste. “Après vingt ans de débats politiques fondés sur l’idée que le capitalisme était la seule option possible, qu’il n’y avait plus d’alternative en dehors de l’économie de marché, sous la forme très inégalitaire qu’elle prenait, Le Capital au XXIe siècle interrogeait : est-ce la seule trajectoire possible ? Ne peut-on pas créer de la prospérité pour les populations modestes, et réduire les inégalités ?”
Au centre des attentions
Le travail atypique et résolument politique de Thomas Piketty lui vaut la curiosité (pas toujours bienveillante) de tout un univers intellectuel, militant, social et syndical plongé depuis 1989 dans un état de torpeur prolongé. L’intérêt que lui prêtent Alain Badiou, Emmanuel Todd, ou encore le leader du Parti travailliste britannique, souvent présenté comme un “rouge”, Jeremy Corbyn, en témoigne.
Aux Etats-Unis, le pays où les inégalités ont le plus explosé ces dernières années, les prix Nobel d’économie Paul Krugman et Joseph Stiglitz ne tarissent pas non plus d’éloges à son égard, lui qui a salué la percée du “socialiste” Bernie Sanders en 2016.
Mise à jour de la social-démocratie
Alors que le récit d’un repli nationaliste et identitaire tend à se substituer aux clivages de classes et aux questions de redistribution, l’économiste semble se gauchiser. Capital et Idéologie est l’occasion pour lui de faire l’aggiornamento politique de la social-démocratie, et si possible de la réarmer intellectuellement. Depuis les années 1980-90, les sociaux-démocrates “n’ont pas su proposer d’alternative (aux traités de libre-échange et de libre circulation des capitaux qui tiennent lieu de toute régulation), quand ils ne les ont pas eux-mêmes inspirés”, écrit-il, soulignant la dérive de cette “gauche brahmane”, passée du parti des travailleurs à celui des diplômés.
“Politiquement, nous sommes encore dans la révolution néoconservatrice des années 1980”
Une alternative possible
Tout son livre tend cependant à montrer qu’il n’y a pas de fin de l’histoire, et que l’ère du consensus mou autour du néolibéralisme n’est pas une fatalité. “Politiquement, nous sommes encore dans la révolution néoconservatrice des années 1980 : on continue à réduire les taux d’imposition sur les plus riches, et à soutenir que les premiers de cordée doivent avoir la liberté de faire ce qu’ils veulent pour que la croissance ruisselle vers les classes populaires, note Lucas Chancel. Pour inverser ce type de discours, il ne suffit pas de montrer des chiffres, il faut s’intéresser aux fondements idéologiques de tout ça. C’est ce que propose ce livre.”
“Aucune politique ne parviendra à lutter efficacement contre le réchauffement climatique si l’on ne place pas au cœur de la réflexion la question de la justice sociale”
On sait gré à Thomas Piketty de dégager ainsi l’horizon, et de mettre en évidence l’intrication des inégalités environnementales et des inégalités sociales. Alors que l’homme fort des Verts en France, Yannick Jadot, prône l’autonomie de l’écologie et ménage complaisamment l’économie de marché, l’auteur rappelle qu’“aucune politique ne parviendra à lutter efficacement contre le réchauffement climatique si l’on ne place pas au cœur de la réflexion la question de la justice sociale”. Le mouvement des Gilets jaunes, soulevé par la menace d’une forte hausse de la taxe carbone, l’a bien démontré.
Ressassement d’idées fixes
Ses “éléments pour un socialisme participatif au XXIe siècle” (la partie programmatique de son livre) déçoivent cependant par leur ressassement des idées fixes de la deuxième gauche, sagement rosanvallienne. La cogestion dans les entreprises, le revenu de base, la progressivité fiscale ou encore la justice éducative sont des nobles causes, mais technocratiques et désincarnées. Sans doute emporté par le souffle réformiste, Piketty écarte un peu vite la question des luttes sociales et du rapport de force (même s’il souligne au passage le rôle de la révolution bolchévique de 1917 et des grèves de 1947-1948 dans la réduction des inégalités).
Il suffirait à ses yeux que le bloc électoral “internationaliste-égalitaire”, réparti entre Jean-Luc Mélenchon, Benoît Hamon et l’extrême gauche, redéfinisse ses bases intellectuelles et idéologiques – ce qui ne sera pas une sinécure – pour qu’il devienne majoritaire. C’est omettre que, comme le dit une phrase bien connue de Karl Marx, “une idée devient une force lorsqu’elle s’empare des masses”.
Capital et Idéologie (Seuil), 1232 p., 25 €
{"type":"Banniere-Basse"}