Alors que la loi sur la PMA vient d’être adoptée à l’Assemblée nationale, les victimes des “thérapies de conversion” attendent toujours qu’un texte les protège.
Le 11 mai dernier, Elizabeth II annonçait son projet de légiférer sur les “thérapies de conversion” au Royaume-Uni, lors d’un discours événement, son premier depuis la mort du Prince Philip. “Des mesures seront proposées pour remédier aux disparités raciales et ethniques et interdire la thérapie de conversion”, affirmait la Reine. Quelques jours auparavant, plusieurs personnalités françaises du monde de la culture, comme Hoshi, Eddy de Pretto, Marie Papillon ou Juliette Armanet, soutenaient une proposition de loi similaire dans l’Hexagone et appelaient Christophe Castaner, actuel président du groupe LREM à l’Assemblée Nationale, à passer à l’action. Le texte, rédigé en 2020 par une députée de la majorité, Laurence Vanceunebrock-Mialon, vise à réprimer l’exercice de ces pseudo-thérapies qui prétendent, même si leurs instigateur·rice·s s’en défendent, pouvoir “soigner” l’homosexualité ou la transidentité -ces dernières ont été respectivement retirées de la liste des maladies mentales par l’OMS en 1990 et en 2019.
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Une existence hexagonale
Répandues aux États-Unis où elles ont été largement documentées dans la presse et sur les écrans, donnant même lieu à des fictions telles que Come as You Are de Desiree Akhavan en 2018, ces pratiques qui émanent souvent des communautés religieuses traditionalistes, possèdent une existence réelle en France. C’est ce que démontraient en 2019 les journalistes Timothée de Rauglaudre et Jean-Loup Adénor dans une enquête sidérante qui avait fait l’objet d’un livre (Dieu est amour, Flammarion) et d’un documentaire diffusé sur Arte (Homothérapies, conversion forcée, de Bernard Nicolas). Lors d’infiltrations réalisées par l’un des deux journalistes pour les besoins de l’enquête, on découvrait alors les groupes Courage, originaire des États-Unis et présent en France depuis 2014, “pour les chrétiens qui ont une attirance homosexuelle”, ou encore Torrents de vie, qui propose de revisiter “[sa] sexualité, [ses] relations, [son] identité à la lumière de l’Evangile”. Cette dernière association, présidée par le pasteur évangélique suisse Werner Loetscher, aurait ouvert environ une succursale par an en France au cours des quinze dernières années, d’après les auteurs de l’enquête précitée. Une ampleur que la députée Laurence Vanceunebrock-Mialon n’imaginait pas avant de se pencher sur le sujet: “Fin 2017, un jeune m’a interpellée sur Twitter en disant qu’il fallait absolument légiférer sur les ‘thérapies de conversion’, car elles avaient cours sur notre territoire. À l’époque, je connaissais bien le sujet outre-Atlantique mais je ne savais pas que c’était si important chez nous, j’ai donc émis des réserves. Et en cherchant sur Internet, je me suis effectivement rendu compte qu’il y avait des sessions de prière ou de virilisation organisées par certains groupes gravitant autour des principales communautés religieuses”, se souvient-elle. Benoît Berthe, qui milite pour l’interdiction de ces thérapies à travers le collectif Rien à guérir, qu’il a fondé, les a vécues de l’intérieur. À 15 ans, après avoir fait son coming-out, le jeune homme originaire du Loiret et élevé dans une famille catholique “aimante”, pratiquante “sans être intégriste”, précise-t-il, est encouragé par ses parents à rejoindre un groupe de “guérison de blessures profondes” de la Communauté des Béatitudes -communauté catholique apparentée au renouveau charismatique, dans le viseur de la Mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires (MIVILUDES) depuis 2005). Après avoir rédigé une lettre de motivation dictée par ses parents, il le fréquentera par intermittence jusqu’à ses 18 ans, lors de week-ends organisés ou de semaines complètes pendant les vacances scolaires. Gaëlle, 20 ans, a quant à elle grandi dans le Val d’Oise et fait son coming-out trans à l’âge de 18 ans. Sa famille “très pratiquante”, n’a jamais accepté sa transidentité et l’a orientée vers une réponse similaire. Chaque dimanche, après la messe, les parents de Gaëlle l’ont ainsi conduite “à l’autre bout de la région parisienne” pour subir des séances destinées “à soi-disant chasser un démon qui [la] rendait trans”, se souvient-elle. Menées par un pasteur, les sessions avaient lieu dans un entrepôt converti en église évangélique. Benoît Berthe et Gaëlle sont hélas loin d’être des cas isolés. Après des mois de recherches et une commission d’enquête parlementaire, Laurence Vanceunebrock-Mialon en est convaincue: “Il y a nécessité de légiférer contre ces ‘thérapies’.”
Dérives sectaires
Le danger tient en premier lieu à la vulnérabilité des victimes qui sont amenées à les suivre. Car ces pseudo-thérapies, qui mélangent psychologie et spiritualité, réunissent dans leurs rangs plusieurs profils désireux de retrouver la paix intérieure et “le chemin de Dieu”: homosexuel·le·s qui ne s’acceptent pas, mais aussi toxicomanes, accros à la pornographie, personnes croyantes ayant avorté et souffrant de leur choix, victimes d’attouchements, c’est le grand fourre-tout de la détresse psychologique. Si Jean-Loup Adénor, qui s’est infiltré dans un groupe pour les besoins de son enquête, rapporte qu’il a surtout vu “des quadra ou des quinqua, principalement des hommes, qui ont bataillé toute leur vie avec leur homosexualité”, Gaëlle et Benoît Berthe ont dû s’y plier à l’adolescence, moment charnière de la construction de soi et de l’identité. Benoît Berthe se rappelle ainsi avoir caché son homosexualité à ses ami·e·s jusqu’à ses 18 ans et avoir traversé la puberté en ayant “profondément honte”, au point d’intérioriser lui-même l’homophobie: “On m’apprenait à détester l’homosexualité et donc à me détester moi-même”. Une haine de soi largement exploitée par les instigateur·rice·s de ces pseudo-thérapies, comme l’estime Jean-Loup Adénor: “Ce qui conduit les personnes à aller dans ces groupes, c’est d’abord l’homophobie intériorisée. Quand vous êtes homosexuel·le, bi ou trans et que vous n’arrivez pas à l’accepter, si vous ne bénéficiez pas d’un environnement qui vous accompagne, la seule porte de sortie c’est ce genre de groupes. Il seront les seul·e·s à vous dire que vous avez raison de vous sentir mal et à vous proposer de ‘réparer’ cela ensemble avec le Christ. La question de la ‘restauration’ y est très forte. C’est l’idée que votre entité profonde a été étouffée par un traumatisme, une culture, l’esprit du monde, voire même des possessions démoniaques.” Pour Gaëlle, c’est cette dernière option qui a servi de ligne directrice au cours des trois mois de face-à-face avec un pasteur aux airs d’exorciste: “À certains moments, il se concentrait sur moi, parlait au démon, me faisait répéter des phrases afin de me faire nier mon identité. Je devais dire pendant plusieurs minutes d’affilée ‘je ne suis pas une femme, je ne suis pas une femme’”, raconte-t-elle. Si les électrochocs, la torture physique, les drogues ou l’hypnose ne semblent pas avoir cours en France, contrairement à d’autres parties du monde, les méthodes utilisées n’en restent pas moins hautement dangereuses pour la santé mentale des personnes qui les reçoivent. “Elles sont pratiquées par des gens qui n’ont aucun diplôme, martèle Benoît Berthe, ce sont des enseignements qui n’ont aucune valeur sur le plan psychologique. Et ajouter à cela un pan spirituel rend la chose extrêmement dangereuse, à la limite de la dérive sectaire.”
Des conséquences graves
Pour les victimes de ces “thérapies”, les conséquences peuvent effectivement s’avérer gravissimes, voire irréversibles. Jean-Loup Adénor lui-même, en tant que journaliste infiltré, avoue s’être posé des questions au cours de son enquête sur le terrain. “C’est très efficace. On se demande si finalement on n’est pas dans l’erreur soi-même. Si cela m’a touché moi, imaginez ce discours sur des jeunes entre 14 et 20 ans en pleine construction”, s’alarme-t-il. S’il peut comprendre que certaines personnes trouvent un réconfort temporaire dans ces groupes de parole, notamment à travers le fait de verbaliser des sujets considérés comme tabous dans leur environnement social, le co-auteur de Dieu est amour veut alerter sur le côté obscur de ces pratiques. Lesquelles peuvent mener à la dépression ou au suicide, comme l’ont démontré plusieurs études menées aux Etats-Unis. Ou comme le racontent les concerné·e·s lorsqu’on leur donne la parole. Après trois ans passés à absorber des “images dégradantes et clichées de personnes homosexuelles”, Benoît Berthe oscillait entre mal être profond et culpabilité. “Plus le temps passait, plus mon homosexualité s’affirmait en moi, explique-t-il. Quand les choses ne changent pas, on se dit qu’on est un mauvais chrétien ou qu’on n’a pas assez travaillé. Cela vient ajouter de la détresse à la détresse”. Lorsqu’on lui demande comment il a réussi à mettre un terme à son calvaire, il parle d’un “instinct de survie”. Son départ de province vers Paris pour étudier l’art lui sera salutaire, et lui permettra, à travers les discussions avec d’autres gays, de se défaire peu à peu de l’image négative qu’il se faisait de son homosexualité. Des discussions qui sont d’abord restées virtuelles, tant Benoît Berthe vivait dans la crainte de ses pairs: “Au départ, je leur parlais derrière un écran, je me sentais en sécurité ainsi. J’avais toujours peur que la personne me saute dessus et me viole. La première fois que je suis allé dans le Marais, je tremblais et j’avais des sueurs froides”. Si le trentenaire a réussi à se reconstruire au fil des années, Gaëlle estime quant à elle, après seulement trois mois de thérapie, que les conséquences sur son état mental sont toujours présentes. Cette élève brillante, qui figurait parmi les dix meilleur·e·s de sa promotion de Maths Sup, a commencé par développer des troubles de la concentration et de la mémoire. Puis, des crises d’angoisse depuis longtemps assoupies ont ressurgi. Elle parle ensuite d’une “dégringolade” et dit avoir “sombré dans un état dépressif”, jusqu’à faire une tentative de suicide et un séjour en hôpital psychiatrique. Deux ans après les faits, Gaëlle est toujours sous anti-dépresseurs et a dû, après des mois d’échec scolaire, se réorienter. “Le chemin pour me reconstruire et retrouver une certaine stabilité va sans doute me prendre des années”, anticipe-t-elle.
Une loi, seul recours pour les victimes
Si pour Benoît Berthe, comme pour Gaëlle, le préjudice saute aux yeux, les victimes de ces pseudo-thérapies ne bénéficient toujours d’aucun recours propre à leur situation dans l’Hexagone. “L’arsenal juridique permet de déposer une plainte pour certains sujets -comme le harcèlement, l’abus de faiblesse ou les violences-, mais les victimes des thérapies de conversion ne peuvent pas se retrouver dans le code pénal, puisqu’il n’y a pas d’infraction spécifique, détaille Laurence Vanceunebrock-Mialon, et c’est pour cela que j’ai commencé à écrire une proposition de loi”. D’après elle, les forces de l’ordre sont aujourd’hui bien en peine au moment de recevoir les plaintes des victimes, aucune “case” n’étant prévue pour ces dernières. Pire, le peu d’information au sujet de ces thérapies auprès du public et des fonctionnaires entretient l’illusion qu’elles sont inexistantes ou ont disparu du territoire. Une idée reçue que la députée souhaite combattre avec cette proposition de loi, qui tarde à s’inscrire dans l’agenda politique. “Depuis 2018, c’est reporté régulièrement, comme l’a été le projet de loi PMA. Il a fallu batailler avec le gouvernement pour qu’une inscription se fasse de façon plus rapide. La prochaine niche parlementaire aura lieu en décembre. Mais en six mois, il peut se passer énormément de choses et peut-être que ce sujet sera encore écarté au profit d’un autre. Je vous avoue être un peu dépitée”, conclut Laurence Vanceunebrock-Mialon. En attendant mieux, son travail permet déjà d’y voir plus clair sur ces pratiques obscures.
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