Dans son nouveau livre, “Vénère”, l’autrice et podcasteuse Taous Merakchi décrit avec une virtuosité enragée ce qu’est d’“être une femme en colère dans un monde d’hommes”.
Taous Merakchi, que certain·es connaissent davantage sous son pseudonyme Jack Parker, est une femme en colère. Cette autrice et podcasteuse de 34 ans vient même de consacrer un ouvrage entier, intitulé Vénère (Éd. Flammarion), à cette émotion encore si souvent refusée aux femmes.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
Cette fureur “titanesque” qui l’a longtemps submergée et qu’elle a aujourd’hui réussi à dompter, Taous Merakchi la dissèque avec brio et impertinence dans cet essai autobiographique aux allures de pamphlet. “Parce que je suis une femme, j’ai peur de sortir seule la nuit, de porter des vêtements qui me plaisent, d’exprimer mon opinion ou mes émotions”, écrit celle qui dit de son texte qu’il est tout autant “une déclaration de guerre qu’une lettre d’amour”. La première s’adresse au “système-homme” et à l’impact du patriarcat et du capitalisme sur son quotidien, et la seconde aux femmes.
Avec son écriture brute teintée d’une rage absolument jouissive, Taous Merakchi écrit pour toutes celles qui, comme elle, en ont assez d’être harcelées lorsqu’elles marchent dans la rue, n’en peuvent plus de devoir toujours être désolées, de dire “non” et de ne pas être entendues ou encore de constamment devoir “faire attention”. Nous lui avons posé quelques questions.
Qu’est-ce qui t’a donné envie d’écrire ce récit sur la colère?
Je ressentais un trop-plein et c’est comme ça que je gère toutes les étapes de ma vie, par le biais de l’écriture. J’en étais arrivée à un stade où ma colère débordait et prenait trop de place. J’avais de plus en plus de mal à exister dans le monde avec cette colère, j’avais l’impression d’être seule à ressentir ça. J’ai commencé à écrire sur ce sujet sur Patreon et l’engouement de mes lectrices m’a convaincu d’écrire ce livre. Je me suis rendu compte que je n’étais pas seule dans cette colère, qu’elle était fédératrice et que ça valait le coup de l’exprimer.
Ce titre, Vénère, d’où vient-il?
Au début, j’ai cherché un terme plus poétique mais ça allait à l’encontre de ce que je ressentais. Lorsque je rentre chez moi et que je suis énervée, je ne dis pas que je suis “furieuse”, je dis que “je suis vénère” et le mot siffle entre mes dents. C’est vraiment ma façon d’exprimer ma colère qui est quotidienne, irrévérencieuse et viscérale.
Qu’est-ce qui alimente ta colère?
Les hommes principalement, et tous les bras tentaculaires du patriarcat qui viennent s’immiscer absolument partout. Tout vient de là, du fait que j’ai grandi dans une société sexiste, raciste, transphobe, grossophobe et que je me prends tout ça en pleine gueule en étant une femme. Quand je remonte le fil de ma colère, ça revient toujours à un homme ou au système-homme. Ça me met hors de moi et j’ai l’impression d’être Don Quichotte qui se bat contre les moulins à vent.
En quoi ta colère est-elle “intrinséquement liée à [t]a féminité” comme tu l’écris dans ton livre?
C’est le fait de m’être construite en tant que femme dans un monde qui déteste les femmes. J’en ai été moi-même victime et j’ai reproduit le comportement des hommes sur moi et sur les autres femmes. C’est de cette manière que l’on devient nos propres bourreaux, ils plantent la graine et on se sape nous-mêmes. La façon dont je m’exprime, dont je me comporte, dont je m’habille, etc, est influencée par ce système qui a fait en sorte de me rendre plus à l’image de ce que les hommes voulaient que je sois.
La colère des femmes est-elle perçue différemment de celles des hommes?
Oui, tout à fait, c’est une émotion qui nous a toujours été refusée, que l’on nous reproche dès qu’on l’exprime. D’ailleurs, lorsqu’une femme est en colère, elle est toujours traitée d’hystérique, on lui dit de se calmer et si jamais elle pleure de rage, on lui rétorque qu’elle est trop émotive et qu’elle ne peut pas se contrôler. Les hommes cherchent systématiquement à minimiser ou à ridiculiser la colère des femmes. Elles n’ont pas de bonnes façons d’être en colère, elles se heurtent toujours à des reproches sur leur manière de l’exprimer qui n’est jamais assez comme ci ou comme ça. Il faut absolument s’affranchir de ces injonctions.
Tu écris que les femmes n’ont pas vraiment le choix d’être en colère, qu’elles ne peuvent pas faire autrement une fois qu’elles choisissent d’ouvrir les yeux, c’est-à-dire?
Une fois qu’on commence à prendre conscience des ramifications patriarcales et capitalistes, on change de point de vue et tout se révèle. Qu’il s’agisse des gestes anodins du quotidien, des remarques, des réflexes, etc, on voit tout différemment. Je comprends qu’il y ait des femmes qui veuillent garder des œillères et rester dans le déni car le sentiment de colère et d’impuissance ne cesse de grandir une fois qu’on ouvre les yeux. C’est encore plus difficile de vivre en sachant que ça existe. On se sent constamment agressée et on est ramenée sans arrêt à ces questions de sexe fort et de sexe faible. Pour le moment, il n’y a pas d’échappatoire, il y a beaucoup de choses à déconstruire, on va y arriver mais ça va prendre du temps.
La colère est-elle parfois salvatrice?
Bien sûr, et heureusement. Elle peut servir de moteur, comme ça a été le cas pour moi. Ma colère a été à double tranchant: sur plein d’aspects, elle m’a fait du mal car je l’ai retournée contre moi et contre les autres, mais d’un autre côté, elle m’a donné la rage de vaincre. Si je n’avais pas eu cette colère, je ne me serais pas aussi bien sortie de la noirceur dans laquelle je suis tombée adolescente. La colère sert aussi à avoir envie de tout détruire pour tout reconstruire, elle porte et elle fédère. Il ne faut pas la diaboliser systématiquement, c’est important d’autoriser les émotions et de ne pas les reléguer au rang d’éléments puérils, inutiles et déraisonnables.
La misandrie que tu peux ressentir à l’égard des hommes en tant que groupe social est-elle une conséquence de ta colère?
J’utilise le terme “misandrie” au second degré car c’est un mot issu du vocabulaire militant mais je tiens quand même à préciser que, contrairement à la misogynie, la misandrie n’a jamais tué personne. Aujourd’hui, j’assume pleinement de ne pas aimer les hommes en tant qu’entité car ils me prouvent tous les jours que j’ai raison de me méfier d’eux. Je suis fatiguée de leur compagnie, des discussions que je peux avoir avec eux et donc si ça peut me protéger de me dire misandre et de les faire fuir, tant mieux!
Qu’est-ce que tu réponds à l’argument “pas tous les hommes”?
J’utilise une métaphore qui est impossible à contrer. Je dis “Imagine que je te donne un saladier plein de cerises, trois d’entre elles sont empoisonnées. Est-ce que tu vas les manger ces cerises en sachant qu’il est impossible de savoir lesquelles sont empoisonnées juste en les regardant? Donc par précaution, tu n’en manges aucune. C’est exactement pareil avec les hommes.”
Tu as décidé de ne plus faire d’efforts de pédagogie et de ne t’adresser qu’aux hommes “qui montrent patte blanche”, est-ce une façon d’économiser ton énergie et de te protéger?
Oui, parce que ça m’épuise et c’est un cercle vicieux: on fait des efforts de pédagogie, ça ne fonctionne pas, on s’énerve et c’est nous qui avons tort car nous nous sommes énervées. Bien souvent, le mec en face ne veut pas comprendre et veut juste nous piéger. Ça m’est arrivé de parler de l’égalité femmes-hommes et de me voir répondre: “Ah ok, donc maintenant je peux te mettre mon poing dans la gueule si on est à égalité?” C’est vraiment tordu de penser de cette façon, les hommes ne se rendent pas compte que leur système de pensée est vérolé par des siècles de domination et de persécution. Je fais encore de la pédagogie quand je sens qu’il y a un petit espoir en face mais sinon, c’est terminé.
Les femmes sont-elles de plus en plus nombreuses à rejeter les hommes?
Oui, il me semble que c’est un sentiment de plus en plus courant. Aujourd’hui, je suis en couple avec un homme hétéro cis qui est très déconstruit et qui fait de son mieux pour s’améliorer chaque jour mais si demain, nous nous séparons, je n’ai aucune envie de me retrouver à chercher une pépite dans la piscine de merde. Et je vois autour de moi que plein de femmes pensent comme moi.
Ton livre, c’est aussi une déclaration d’amour aux femmes, non?
Oui, c’est un cri de ralliement, j’ai écrit ce livre en tant que femme pour les femmes même si j’ai l’espoir que d’autres personnes y trouvent aussi quelque chose. Mon livre, c’est aussi une façon de prendre dans mes bras toutes celles qui n’ont pas encore mis de mots sur leur colère et de leur dire que cette dernière est saine, logique et justifiée.
À défaut de la supprimer, comment canaliser cette colère et comment faire en sorte qu’elle nous serve?
De mon côté, j’ai la chance de pouvoir l’écrire et d’être ainsi lue et écoutée mais de manière générale, je dirais que le plus important est de renouer avec ses émotions, de se parler entre personnes concernées, de comprendre qu’on a quelque chose à gagner ensemble. Il faut se laisser porter par cette colère, cette envie de changer le monde. Et plus on parlera de notre colère, moins elle sera taboue.
Vénère, Être une femme en colère dans un monde d’hommes, Taous Merakchi, Éd. Flammarion.
{"type":"Banniere-Basse"}