“Viol”. Le mot est tabou/ Si bien que beaucoup hésitent à l’employer pour désigner le “stealthing”: le retrait du préservatif sans prévenir sa ou son partenaire. Une forme d’abus sexuel plus banalisée qu’on ne pourrait le croire.
“Je n’arrive pas à poser des mots, c’est bizarre”, confie timidement Camille, étudiante en lettres. Elle hésite, puis en glisse quelques uns à la suite: “Abus de confiance”. Un euphémisme? Il y a tout juste trois ans, l’adolescente décide de coucher avec son “meilleur pote”. Histoire de passer un bon moment “décomplexé, sans prise de tête”. Mais l’expérience déraille. Durant l’acte, son partenaire retire son préservatif. Sans l’avertir. Et sans avoir conscience des éventuelles conséquences -grossesse, MST. Elle le découvre, s’indigne, le met dehors. Puis culpabilise, s’en prend à elle-même: “J’avais confiance.” Si ce “retrait furtif” a marqué sa propre intimité, force est de constater que la pratique est hélas dangereusement courante. Objet d’une récente étude américaine, elle possède même un nom: le stealthing.
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Une tromperie criminelle
@vonny_bravo It’s quite shocking to read how vile some men are. I didn’t even know #stealthing was a thing. The fuck’s wrong with these guys?
— Mike P Williams (@Mike_P_Williams) 24 avril 2017
Stealthing, pour “furtivité”, donc. Mais le seul emploi du “thing” est déjà lourd de sens. La “chose”, c’est par définition ce qui est difficile à qualifier, vague, informe. Cette impossibilité à dire traverse l’étude édifiante de la chercheuse Alexandra Brodsky, publiée courant avril dans le Columbia Journal of Gender and Law. Alexandra Brodsky s’est intéressée aux témoignages de victimes, éparpillés sur le Web, récits d’étudiantes en majorité, afin d’attribuer ses formes à un malaise qui perdure dans l’ombre. Pas de lois pour le nommer officiellement et encore moins pour le blâmer.
Une fois l’acte découvert, la réaction du/de la partenaire est immédiate, écrit la chercheuse: “La peur d’une grossesse non désirée, des maladies sexuellement transmissibles”, puis les visites chez le médecin et sur les forums spécialisés s’ensuivent. Mais reste ensuite à définir cet abus “à la frontière du viol”, écrit une victime. À la frontière, seulement?
Talked to the BBC about my law review article on nonconsensual condom removal: https://t.co/hNZ02ShNvy
Article here: https://t.co/hjvny2oDEZ— Alexandra Brodsky (@azbrodsky) 26 avril 2017
“C’est vraiment un comportement d’agresseur sexuel”, affirme de son côté Marianne Niosi, conseillère au Planning familial. Pourtant, ces termes sont durs à admettre. “Je ne suis pas sûr.e que ce soit un viol”, lit-on dans l’étude du Columbia Journal au sujet de ce “retrait” pernicieux. Recueillis par Les Inrockuptibles, quelques discours témoignent de ce brouillage. Le stealthing, Camille l’a découvert après coup. Son partenaire lui a avoué. Passée l’incompréhension face à “l’inconcevable”, persiste le doute de la jeune femme: “Jamais je n’oserai comparer mon histoire avec celle d’une fille victime de viol. J’étais consentante à ce rapport, mais protégée”, précise-t-elle.
Idem pour Christian, qui a subi le stealthing au sein des saunas gays de la capitale. “Il n’y a pas usage de violence physique pour accomplir l’acte sexuel, donc il ne s’agit pas d’un viol”, avance ce sexagénaire en quête de sexualité insouciante… et de lexique. “Il ne faut pas affaiblir le mot ‘viol’ en l’utilisant à tort, il faudrait inventer un autre mot pour désigner cette tromperie criminelle.”
Tromperie ou “manque d’empathie”, pour paraphraser Marianne Niosi, le stealthing fait vaciller la morale autant qu’il bouscule les rhétoriques et opacifie les partenaires, devenus le temps d’un abus “un objet, une chose, un Kleenex que l’on jette après usage”, conclut Christian.
Stealthing et culture du viol
[TW viol]
Le « #stealthing » n’est pas « une forme de viol », C’EST UN VIOL, point barre ! #CultureDuViol https://t.co/afuJFD528y— Laure Salmona (@curiosarama) 26 avril 2017
Mais faut-il inventer un autre mot que “viol”? Au risque d’ériger quatre lettres en tabou? Séraphine refuse. Elle se remémore cet ex-petit ami qui a retiré son préservatif sans l’avertir. “Je lui ai demandé de se retirer. Il a refusé. J’ai essayé de le repousser mais il était trop fort. J’ai insisté et il l’a finalement fait. C’est là que j’ai vu que le préservatif n’était plus là”, décrit l’étudiante. S’ensuit l’incertitude -“Je ne sais pas combien de fois il l’avait fait avant de le prendre en flag…”. Puis un an de silence avant d’oser en parler, articles et témoignages d’internautes aidant. Pour Séraphine, le stealthing n’a rien de nouveau et nous renvoie à nos choix de langage: “Je pensais que ‘viol’ était un trop gros mot. Puis j’ai compris qu’il fallait l’utiliser. Dire que le retrait du préservatif n’est pas un viol puisque l’acte est consenti, c’est contribuer à la culture du viol, banaliser l’agression et trouver des excuses pour la justifier. On retrouve le même souci avec le viol dans le mariage.”
“Lorsque l’on s’abandonne à un homme et qu’il en profite lâchement, c’est comme s’il ’reprenait’ ses droits sur la femme.”
Culture, on ne peut mieux dire. Comme le rappelle The Huffington Post, Alexandra Brodsky étend son enquête jusqu’à évoquer la communauté des adeptes du stealthing. Au sein des espaces de discussion 2.0., ceux-ci s’échangent leurs meilleures “techniques” de furtivité. La misogynie est consciente, ritualisée et normalisée dans ces recoins nauséeux du Web, incarnation de cette “culture” de banalisation et de chosification de la femme. Le lexique brandi, lui, a tout du petit guide de la suprématie mâle pour les nuls, puisqu’il est question du “droit de tout homme à répandre sa semence”.
L’archaïsme des propos contraste avec le caractère très actuel d’une notion que le stealthing incarne: le consentement. Le respect passe à la trappe, au profit de l’ego masculiniste. “Lorsque l’on s’abandonne à un homme et qu’il en profite lâchement, c’est comme s’il ’reprenait’ ses droits sur la femme, théorise Camille, comme si d’une certaine manière le préservatif l’amputait, protégeait la femme de son empreinte, alors qu’un rapport sans capote lui permet d’imprégner sa partenaire, de la salir, la marquer, et il n’y a rien de plus glorifiant à ses yeux.”
You know full well that a man invented the term « stealthing ».
Rebranding rape. That’s what we’ve arrived at.— Alex (@JudgeDewie) 24 avril 2017
Inclus dans un rapport initial de consentement, le stealthing brouille ainsi les pistes et suscite davantage la tolérance… A priori. Une grave erreur, insiste la militante féministe (Ndlr: désormais secrétaire d’État chargée de l’égalité entre les femmes et les hommes) Marlène Schiappa, auteure de l’essai Où sont les violeurs?. Si cet abus n’est pas qualifié de viol, ce n’est pas par pragmatisme, mais par déformation. Derrière ce choix se décèle le poids de fantasmes éculés que nous associons à tort aux perversions: “Le stealthing contribue à la culture du viol. Je rappelle qu’un viol est aussi caractérisé par un rapport sexuel ‘par surprise’. Donc, une femme qui est d’accord pour telle pratique (caresses) et est forcée à une pénétration, c’est un viol. Aujourd’hui encore, perdure le mythe du viol de parking ultraviolent, alors que 90 % des violeurs n’ont aucune pathologie mentale. Dans bien des cas qui s’y prêtent, le mot ‘viol’ n’est jamais utilisé. On a mis plusieurs jours afin de l’employer pour traiter de l’affaire Théo.”
“Le viol est un problème qui concerne les hommes”
[sur crepe georgette] Bingo autour du viol et de la culture du viol https://t.co/d2cBO6VDTy pic.twitter.com/AFIvYkMvyc
— CrêpeGeorgette (@valerieCG) 3 novembre 2016
“Le plus dur, c’est que je me sens idiote, idiote d’avoir pu coucher avec un mec aussi con”, soupire Camille. Ici se profile le grand danger du stealthing, cet acte “sournois, vicieux, primaire”. Puisque posé sur les bases du consentement, il ouvre plus volontiers le boulevard au victim blaming, cette culpabilité que ressent la victime suite à une agression sexuelle. Or, comme le disait Marlène Schiappa, le viol ne peut être uniquement envisagé sous l’angle de la victimisation de la femme, car “c’est un problème qui concerne les hommes”. Et qui dit culture (du viol) dit éducation, poursuit-elle: “Il faut éduquer les hommes, affirmer que le corps des femmes n’appartient qu’à elles. Et que tout n’est pas permis sans leur consentement explicite. Décider de se passer de capote sans consulter sa partenaire signifie aussi que l’on n’a pas parlé contraception avec elle, donc, que cela lui incombe, que c’est elle qui devra prendre en charge financièrement et physiquement un éventuel IVG. C’est un mépris structurel des femmes. Les hommes montrent de quel côté se trouve le pouvoir: du leur.”
Cette “pédagogie du viol” qui exige d’être bâtie pièce par pièce ne peut passer que par la parole, diffuse et libérée. Qu’il s’agisse d’intégrer à la loi un texte brut, attestant noir sur blanc “le fait que le stealthing ne paraît pas seulement violent, il l’est vraiment” pour reprendre les mots d’Alexandra Brodsky. Ou de renverser la banalisation de cette pratique au gré des réseaux sociaux. “En parler encore et encore, comme ça on n’entendra plus ’je ne savais pas’, et ça vaut pour les coupables comme pour les victimes”, admet Séraphine. “On sait que ce n’est pas normal mais on ne sait pas comment le nommer”, conclut-elle, amère et incertaine. Mais pour nommer, il faudrait commencer par corriger. Et suggérer que le stealthing est un erratum: la mauvaise orthographe du mot “viol”.
Clément Arbrun
Cet article a été initialement publié sur le site des Inrocks.
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