Dans un livre stimulant, « Socialisme et sociologie », les chercheurs Bruno Karsenti et Cyril Lemieux dressent un état des lieux d’une double crise concomitante et repensent l’articulation historique entre la pensée socialiste et la démarche sociologique, nées en même temps, avec une visée commune : dénaturaliser les injustices et démocratiser la société en s’appuyant au préalable sur sa compréhension réelle.
Il suffit d’observer, outre de redouter ses effets à venir, la situation politique dans toute l’Europe : le socialisme bat de l’aile. Cette crise du socialisme européen, indexé à la montée en puissance depuis quarante ans de l’idéologie néolibérale mais aussi des nationalismes réactionnaires, est aujourd’hui largement documentée. Mais jamais avant le livre incisif de Bruno Karsenti et Cyril Lemieux, Socialisme et sociologie, n’avait encore été identifié clairement le lien affinitaire entre le socialisme en crise et la sociologie affaiblie dans le champ du savoir contemporain, aujourd’hui surtout dominé par deux disciplines, l’économie et la psychologie.
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Celles-ci sont désormais les plus mobilisées par les gouvernants pour rendre la société intelligible et anticiper ses changements. Or, ces sciences, soulignent les auteurs, ont “partie liée avec la pensée libérale et l’individualisme méthodologique, à peu près de la même façon que la sociologie est liée au socialisme, c’est à dire d’une manière interne et non contingente”. De fait, leur épistémologie, fondée essentiellement sur des postulats individualistes, s’ajuste aux politiques économiques prônées par l’Union européenne depuis des décennies.
Piqûre de rappel
Contre ces dérives néolibérales et autoritaires, et comme une piqûre de rappel visant à réactiver un élan politique éteint, les deux sociologues soulignent que le socialisme et la sociologie partagent un même destin, au point que leur crise actuelle n’est au fond que la résultante logique d’une histoire commune. Comme si l’un ne pouvait se déployer sans le soutien de l’autre, comme si la perte de prestige de l’un faisait écho à la marginalisation de l’autre.
L’origine historique du socialisme et de la sociologie nous renvoie à cette évidence oubliée : c’est au même moment, dans la première moitié du XIXe siècle, qu’ont émergé des mouvements socialistes et la pensée sociologique, en Allemagne, en Angleterre et en France. “Bien comprendre cette co-naissance suppose que l’on accorde aux pratiques sociales liées à l’expérience de l’injustice une portée en matière de connaissance des processus sociaux à même de rendre compte de cette expérience même“, précisent les auteurs, en insistant sur la présence d’un socialisme tacite dans l’ethos sociologique.
Unir le socialisme et la sociologie
Toute leur réflexion s’appuie, en en démontrant les conséquences autant que les conditions d’émergence, sur la construction d’un ensemble d’affinités électives entre sociologie et socialisme, reprenant le terme à Max Weber, même si le livre est surtout nourri des œuvres de Marcel Mauss, Emile Durkheim et Karl Polanyi. Or, à la lecture des grands maîtres de la sociologie, il apparaît que “le socialisme ne peut se concevoir et s’exercer complètement qu’en admettant ce qui l’unit à la volonté de savoir sociologique“.
Dans sa forme aboutie, le socialisme n’est possible qu’au prix de “cet attachement de la volonté d’agir à la volonté préalable de savoir“. Son but est bien de “fournir à nos sentiments d’injustice et à nos indignations un langage et un fondement rationnels, les reformulant à la lumière d’un diagnostic sociologique sur la réalité“. Pour Lemieux et Karsenti, il ne fait donc pas de doute qu’en tant qu’il nécessite la sociologie, le socialisme est “animé par la visée d’une certaine réflexivité sociologique, supposant la mise à distance des prénotions et la conduite d’une enquête sur le monde social qui ne soit pas inféodée à des partis pris idéologiques et à des réflexes politiques“.
Pas de transformation sociale possible sans connaissance préalable des structures
Ce que partagent les deux mots, chacun avec les implications propres à leur champ d’action – la théorie et la pratique –, c’est la volonté de dénaturaliser la question des injustices sociales. Mais pour y parvenir, le socialisme ne peut faire l’économie d’un mode de connaissance de ce qui conditionne ces injustices, nées en partir du désencastrement de l’économie analysé par Polanyi dans son livre décisif La Grande Transformation. Pas de transformation sociale possible sans connaissance préalable des structures qui éclairent ses enjeux et ses points aveugles. Et cette connaissance impérative n’est pas celle, aujourd’hui dominante, des experts, dont la technocratie a imposé le modèle : les auteurs parlent d’une connaissance sociologique plus ambitieuse, complexe, holiste.
Or, aujourd’hui, les rares partis sociaux-démocrates qui gouvernent en Europe “s’éloignent des ambitions fondatrices du socialisme, au fur et à mesure qu’ils renoncent à la volonté de connaître sociologiquement la réalité“. De surcroît, “ils lui substituent la volonté inverse : celle de ne surtout pas penser sociologiquement les rapports sociaux“. Les politiques pratiquent un vrai déni de la sociologie, au point de s’aveugler derrière un écran scientifique, “où la sociologie est résolument désactivée dans la forme d’éclairage qu’elle est à même de fournir“.
Il faut donc se souvenir des fondements de la pensée socialiste, reliée à la connaissance sociologique, pour prendre la mesure des manques actuels, de l’un et de l’autre. “Le socialisme vise à proposer, face aux effets socialement dévastateurs du désencastrement de l’économie, une autre réponse que celle du nationalisme réactionnaire ; là où celui-ci entreprend de naturaliser les inégalités, la pensée socialiste met l’accent sur les effets de dénaturalisation dont est porteur l’accès au savoir, et plus exactement encore sur les effets de dénaturalisation pour chacun de l’accès de tous au savoir“, avancent Karsenti et Lemieux. La pensée socialiste n’a donc pas d’autre choix de que “placer en son centre la valorisation de toute pratique intellectuelle visant à rompre avec la pensée dogmatique et les prénotions héritées de la tradition, et à engager un rapport nouveau à la réalité, fondé sur l’impératif de l’enquête et le recours à la méthode scientifique“.
“Sociologiser” les termes du débat idéologique
Ce sont donc deux systèmes en crise qui se font face, s’articulent et s’imbriquent. D’un côté, la crise du socialisme tient à son incapacité d’accomplir sa tâche cardinale : “réarticuler les sentiments d’injustice et les indignations à partir d’une analyse proprement sociologique de la réalité sociale“. De leur côté, les sciences sociales échouent à reconnaître “la perspective qui justifie leur démarche commune et leur fonction sociale, et dont l’identification rendrait leur portée politique claire et lisible non seulement aux yeux des gouvernants et citoyens mais encore aux yeux des social scientists eux-mêmes“. La majorité des sociologues rejettent désormais les principes qui ont fait naître leur discipline : le holisme, l’historicisation du lien entre Etat et justice sociale, la démocratisation de l’Etat.
Contre cette soumission pernicieuse de l’analyse sociologique à des objectifs idéologiques, contre cet abandon par les socialistes de leurs causes fondatrices, Bruno Karsenti et Cyril Lemieux appellent avant tout à “sociologiser“ les termes du débat idéologique. La seule manière de lui conférer un sens, une direction, une assise, un horizon. Même si l’on peut douter que leur appel soit entendu dans le contexte du débat électoral, il est probable, sinon primordial, que cette articulation soit à terme remise en jeu. Il en va de l’avenir et de la sociologie et du socialisme.
Socialisme et sociologie, par Bruno Karsenti et Cyril Lemieux (Editions EHESS, 190 p, 12 euros)
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