En feuilletant She Gazes, vous ne tomberez pas sur des mannequins aux poses lascives stéréotypées. Avec ce photozine, Caroline Ruffault souhaite changer le regard que l’on porte sur les femmes.
Des bouches en cul-de-poule, vous n’en verrez pas en ouvrant She Gazes. Caroline Ruffault ne peut plus en voir en peinture, et encore moins en photo. Après une école de cinéma, des jobs d’assistante réalisatrice, de directrice de production et un passage dans une agence de pub, cette trentenaire réalise que tout ça n’est pas fait pour elle. En 2013, elle part vivre à Austin, au Texas, et se remet à la photographie qu’elle a toujours pratiquée. “J’avais appris à développer au collège, j’allais au club photo entre midi et deux car je n’aimais pas la cantine!”, raconte-t-elle. Là-bas, la photographie devient pour elle une “façon de [s’]exprimer, de [s’]approprier l’endroit et de rencontrer des gens”.
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Lors d’un shooting pour une marque de vêtements, elle prend conscience qu’elle reproduit inconsciemment certains stéréotypes lorsqu’elle photographie des femmes, elle qui “a grandi dans un monde vu par des hommes”, et se demande “quelles pourraient être les autres façons de les photographier, sans qu’elles ne deviennent des objets de désir”. De retour en France en septembre dernier, elle s’installe à Saint-Malo et décide de lancer le photozine She Gazes -vendu sur Etsy à 10 euros- pour proposer un regard photographique neuf sur les femmes. On lui a posé quelques questions.
She Gazes, c’est quoi?
C’est un photozine qui ambitionne de proposer des photos de femmes différentes. Ce week-end encore, ma belle-sœur est venue me voir en Bretagne et elle avait acheté le magazine ELLE pour le lire dans le train. Je l’ai feuilleté et rien ne change, on y voit toujours des filles en maillot de bain la bouche ouverte! Même après le mouvement #MeToo, j’ai le sentiment qu’il y a toujours les mêmes clichés sur les femmes, alors que sur les réseaux sociaux, il se passe beaucoup de choses pour les dénoncer justement.
© Tania Franco Klein
Pourquoi t’es-tu lancée?
Je me souviens d’un shooting que j’avais fait à Austin pour une marque de vêtements. Le modèle que j’avais devant moi n’arrêtait pas de mettre sa bouche en cul-de-poule, de faire des poses lascives alors que je ne lui avais même pas demandé! Je me suis dit qu’elle faisait ça car elle pensait que c’est ce que j’attendais d’elle. À l’époque, lorsque je prenais des femmes en photo, je pouvais avoir tendance à reproduire certains stéréotypes. C’est horrible de se rendre compte que l’on est conditionnée par les images que l’on voit partout et qu’inconsciemment, on les reproduit.
Comment l’expliques-tu?
Durant mes études de cinéma à Liverpool, j’avais étudié un essai de Laura Mulvey datant des années 70 sur les théories du féminisme appliquées au cinéma, il était intitulé Plaisir visuel et cinéma narratif. Elle expliquait qu’il y avait un processus d’identification au cinéma car on se retrouve dans une grande salle noire où l’on revient un peu au statut d’enfant. Les films sont principalement réalisés par des hommes, le personnage principal est souvent un homme, et, en tant que femme, on regarde le monde et les femmes à travers les yeux des hommes. Moi qui, par exemple, suis fan de David Lynch, je me rends compte aujourd’hui que ses films sont bourrés de clichés sur les femmes. Inconsciemment, on garde ces images en tête et on les reproduit ensuite sans y réfléchir. Lorsqu’on prend une femme en photo, c’est pareil.
Pourquoi ce nom, She Gazes?
Comme je viens de rentrer des États-Unis, j’ai cherché un nom en anglais et ce que j’aime dans celui-ci, c’est qu’il soit un peu ambivalent.
DR
De qui t’es-tu entourée pour ce premier numéro?
J’ai un peu tout fait toute seule et je me suis entourée d’artistes différents. L’idée de ce premier numéro était de proposer des images qui expriment le fait qu’une femme peut être poilue, militante, punk, etc.
Que souhaites-tu montrer?
Je sais surtout ce que je ne veux pas montrer: la femme comme objet de désir. La chose qu’il n’y aura jamais dans mon photozine, c’est une femme en culotte sur un comptoir de cuisine. En dehors de ça, tout est possible!
Quelle serait la baseline de She Gazes?
“Toute image est politique.” Les photos que l’on prend et que l’on partage ont un sens. Si on avait conscience du fait qu’on peut se représenter d’une façon différente, les choses pourraient enfin changer.
Combien de temps cela prendra-t-il à ton avis?
Je suis assez optimiste. Lorsque je tombe sur des vidéos des années 70 qui parlent des femmes, je constate qu’en 40, 50 ans, il y a eu beaucoup d’évolutions. En revanche, quand on voit le recul du droit à l’avortement dans certains pays, on se dit qu’il va encore falloir se battre!
Propos recueillis par Julia Tissier
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