Dès le 13 décembre, Canal+ diffuse l’adaptation très attendue de la célèbre saga d’Elena Ferrante. Un récit d’initiation féministe et poignant porté par quatre formidables actrices italiennes.
À l’annonce de l’adaptation en série de la saga d’Elena Ferrante L’Amie prodigieuse (publiée entre 2011 et 2014), une question est revenue sans cesse. Était-il judicieux de confier sa réalisation à un homme, Saverio Costanzo? Risquait-il de mal comprendre l’essence de l’histoire de Rafaella/Lila et Elena/Lenu, de cette amitié féminine complexe et tortueuse qui se déroule sur quatre tomes dans le Naples d’après-guerre? Ferrante est sortie de son habituel silence médiatique pour répondre à cette question dans une tribune pour le Guardian. “Je n’ai rien contre le fait qu’un homme veuille faire un film de mes romans, écrit-elle. Je trouve même que c’est un signe positif. […] Je lui demanderai cependant de respecter ma vision, d’adhérer à mon monde, d’entrer dans mon histoire sans essayer de l’entraîner dans la sienne.” La mystérieuse romancière, qui écrit sous pseudonyme, a choisi elle-même de donner les clés de son œuvre à Saverio Costanzo, lequel lui avait au départ demandé les droits de son roman Poupée volée.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
Que les fans se rassurent: Costanzo et ses co-scénaristes Laura Paolucci et Francesco Piccolo sont restés très fidèles au roman. La première saison de L’Amie prodigieuse, co-produite par HBO et la Rai, suit le premier tome de la saga, de l’enfance des deux amies jusqu’à leur adolescence. Chaque détail a été soigné, de la reconstitution du Naples d’après-guerre à l’usage du napolitain dans les dialogues, jusqu’à la voix off qui reprend des passages du roman. Cette fidélité presque rigide au matériau de base tient le spectateur à distance pendant le premier épisode, qui peine à trouver sa voix propre. Heureusement, les choses s’arrangent à partir de l’épisode deux, à mesure que L’Amie prodigieuse dévoile ses thématiques féministes et sociales.
On se laisse alors happer par le récit d’initiation des deux personnages féminins, qui entretiennent une relation de dépendance et de compétitivité qui les tire tour à tour vers le haut et vers le bas. L’une est déterminée, brillante, têtue jusqu’à la méchanceté (Lila), l’autre est travailleuse mais peu sûre d’elle (Elena). Ensemble, elles vont se heurter aux barrières symboliques qui se dressent devant les femmes pauvres dans la société italienne d’après-guerre. Seule Elena pourra aller à l’école, tandis que Lila sera obligée de rester chez elle, entravée non seulement par le manque d’argent de ses parents mais aussi par leur certitude que les femmes ne doivent pas s’instruire. Tout juste réussira-t-elle à se rêver autrice, en lisant Les Quatre filles du Docteur March de Louisa May Alcott, puis en s’inscrivant à la bibliothèque et en étudiant le latin et le grec.
L’Amie prodigieuse n’hésite pas à traiter des premières règles, avec une scène émouvante où Elena lave sa culotte pleine de sang dans le lavabo familial, l’air absente face aux remontrances de sa mère.
Pour empêcher Elena de mieux réussir qu’elle, Lila la forcera à sécher l’école et à franchir le tunnel qui délimite leur quartier du reste de Naples. Si le père d’Elena travaille près de la côte, les femmes, elles, ne quittent que très rarement la ville. Elles sont coincées entre les grands immeubles délabrés où elles sont sujettes au harcèlement de rue et aux querelles, parfois fatales, de quartier. Le plan fixe sur les deux jeunes filles de dos qui s’éloignent vers l’inconnu a une magnifique portée symbolique. Les quatre actrices qui jouent les deux amies enfants et adolescentes (Elisa Del Genio, Ludovica Nasti, Margherita Mazzucco et Gaia Girace) bluffent par leur naturel, qui aide beaucoup à s’attacher à leurs personnages.
La série est aussi particulièrement forte sur le passage de l’enfance à l’âge adulte. On voit Elena toucher avec dégoût ses boutons d’acné devant le miroir, la mine résignée. L’Amie prodigieuse n’hésite pas à traiter des premières règles, avec une scène émouvante où Elena lave sa culotte pleine de sang dans le lavabo familial, l’air absente face aux remontrances de sa mère. Cette dernière lui explique comment épingler sa serviette pour ne pas qu’elle tombe et qu’elle s’humilie, tout en ignorant totalement de lui expliquer ce que les règles signifient. On se demande quand, pour la dernière fois, on a vu du sang menstruel montré aussi frontalement à la télévision.
Christian Giroso et Margherita Mazzucco © Eduardo Castaldo / Fremantle
Le féminisme ne passe pas que par l’intime mais aussi par la manière dont L’Amie prodigieuse explore l’histoire de la corruption en Italie par le prisme de ses personnages féminins. Pour une fois, l’histoire de la mafia est racontée du point de vue des femmes. Ces dernières sont harcelées, tyrannisées, poussées par leurs pères dans des mariages dont elles ne veulent pas. La caméra de Saverio Costanzo se concentre, comme les romans, sur l’impact de cette masculinité toxique sur les femmes. Dans l’ère télévisuelle post-#metoo et à l’heure où une réforme sur la loi concernant le divorce met en péril le droit des femmes en Italie, la série a une résonance particulière. Le harcèlement de rue subi par Lila et ses amies et les violences domestiques et sexuelles semblent tristement d’actualité. Le personnage de Lila, qui rend les coups avec violence, tient tête aux hommes, s’oppose à un mariage forcé et jette des pierres à ceux qui la font souffrir, inverse les rapports de force. Loin d’être une héroïne parfaite, elle offre ce genre de personnages féminins complexes qui manquent encore à la télévision.
Tout comme les romans, la saison 1 de L’Amie prodigieuse se termine à un moment clé de la vie de Lila. Pour l’heure, rien n’a été décidé concernant une éventuelle suite. Une autre adaptation d’Elena Ferrante est cependant en réflexion. Il s’agira d’un film inspiré de Poupée volée, réalisé cette fois par une femme: Maggie Gyllenhaal.
Pauline Le Gall
{"type":"Banniere-Basse"}