La seconde édition de la Nuit des idées, déployée par l’Institut Français dans le monde entier, a rassemblé des foules anonymes, curieuses et attachées aux réflexions des intellectuels pour repenser le monde commun. Un geste politique fort qui remet la pensée au cœur de notre présent.
Comment posséder le don d’ubiquité ? Ce fut la seule aporie à laquelle nous confronta malgré elle la Nuit des idées hier soir. Le miracle de cette seconde édition, qui réunissait dans la nuit du jeudi 26 au vendredi 27 janvier, plus de 100 événements dans plus de 40 pays et 50 villes, où il ne s’agissait que de réfléchir et de partager des arguments pour penser le monde commun, buta sur ce seul obstacle, insurmontable, même avec la meilleure volonté du monde intellectuel : être partout, en même temps, à Paris, Marseille, Alger, Tokyo, Los Angeles, Stockholm à Johannesburg, Katmandou, Tel-Aviv, Londres… Ne serait-ce qu’à Paris, entre la Machine Moulin Rouge, Beaubourg, le Quai d’Orsay, la Gaîté Lyrique, le 104, la Colonie, l’ENS, l’Assistance Publique-Hôpitaux de Paris, Sciences Po…, on aurait aimé circuler en continu pour pouvoir tout saisir et capter de cette formidable énergie, déployée par l’Institut Français, présidé par Bruno Foucher et dirigé par Anne Tallineau, à l’initiative de cette seconde édition de la Nuit des idées.
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A la logique de concentration dans un seul espace – le Ministère des Affaires étrangères-, choisie l’an dernier, cette seconde édition a préféré celle d’une dissémination géographique, comme si elle prenait acte de la mondialisation des idées et des échanges. Cet élargissement dans l’espace avait aussi valeur d’engagement intellectuel pour l’Institut Français, dont la mission est, au-delà de diffuser la culture française dans le monde, de favoriser son dialogue constant avec les cultures étrangères.
Programmée par les philosophes avisés et inspirés Mathieu Potte-Bonneville et Mark Alizart, cette seconde Nuit des idées avait donc un air de Nuit des chasseurs d’idées, même si cette chasse ressemblait plus à une quête, aspirée par le désir de renouveler les voies d’un monde commun, partagé, dépeuplé des prédateurs toxiques et des populistes affamés de pouvoir personnel. Dans tous les “hyper-lieux“ de cette constellation éclairée, les débats portaient donc sur un thème transversal : un monde commun. Un motif central du débat intellectuel depuis plus de dix ans, qui se déploie dans toutes les disciplines (droit, économie, philosophie…), qui tente de résister aux pulsions de repli, de séparation, de guerre, au moment même où les citoyens aspirent à partager les ressources qu’il leur restent.
Ici et là, en France et ailleurs, tous les intellectuels mobilisés pour la nuit ne voulaient plus “tourner en rond“ et se laisser “dévorer par le feu“, selon les fameux mots de Guy Debord. Au contraire, il s’agissait bien d’esquisser des horizons clairs et de proposer des contre-feux, visant autant les réactionnaires en vogue que ceux qui, s’en désespérant, finissent par accuser le coup et n’ont plus que les mots décadence et nihilisme à la bouche.
Comme le suggérait au Moulin Rouge, remplie de jeunes publics, l’historien Patrick Boucheron, décidément sur tous les coups intelligents du débat public, “l’histoire n’est pas désespérante“. A chaque moment de l’histoire, même le pire, comme aujourd’hui à l’heure de la post-vérité, s’inventent des promesses. Il nous appartient, collectivement, de les relever. Pour y parvenir, nous devons développer une “énergie de l’attention“, avoir un peu de “tact“ et de prévenance, et surtout prêter beaucoup de soin à “la description du réel“. Attention, tact, soin, observation… : les principes que relevait Boucheron pour dessiner le cadre de sa discipline valent bien pour tous, chercheurs de chaque discipline comme ceux qui prétendent vouloir gouverner les hommes. Si nous sommes en guerre, comme on le dit souvent, “nous sommes surtout en manque de mots pour dire la guerre qui vient“, soulignait Patrick Boucheron. Ce sont ces mots-là, ces mots qui manquent et qui nous manquent, que la Nuit des idées chercha au fond de sa propre opacité. Des ténèbres de la nuit, sortaient ici et là ces feux éclairants, avec lesquels les citoyens pourraient allumer les révoltes à venir.
Toutes les déclinaisons de cette thématique du monde commun portaient bien sur cet enjeu : “Révolutions“´ à l’ENS, “Nuit des ressources » au Kazakhstan, “Nuit des océans“, à Tokyo, “Nuit du soufisme“ à Dakar, “Nuit des diasporas“ à Bondy, “Nuit des villes mondes“ à Singapour, “Nuit de la plage“ en Argentine, “Nuit de la santé“ à l’hôpital Cochin…
Au cœur de toutes ces institutions, médiathèques, théâtres, centres d’art, universités…, un même effet, déployé sous de multiples formes, s’imposait au fil de la nuit : la conviction que l’histoire n’est jamais que le bégaiement continu du même et qu’elle est surtout une invitation à déjouer la logique du bégaiement pour puiser dans le présent les ressources à opposer à l’entreprise de destruction du monde commun.
Jean-Marie Durand
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