Sandra Suarez, jeune Colombienne de Bogota, réalise actuellement une carte Google des féminicides qui frappent son pays, où le meurtre des femmes est reconnu comme tel par la justice mais encore trop souvent minimisé par l’opinion publique.
À 32 ans, les cheveux roses et une tchatche d’enfer, Sandra Suarez ne passe pas inaperçue dans son pays natal, la Colombie. Loin des stéréotypes féminins latino-américains, elle ne se revendique féministe que depuis deux ans car selon elle, “dans [son] pays, les femmes sont élevées pour être machistes”. Ultra connectée, voilà plusieurs mois qu’elle s’intéresse à la question du féminicide, suite à l’assassinat d’une femme par son ex-conjoint qui a secoué médiatiquement le pays: “Lorsque les médias ont commencé à parler de féminicide dans ce cas précis, j’ai lu sur la toile que le terme était inapproprié et que de toute manière, il y avait autant de victimes masculines que féminines dans les foyers… J’ai voulu vérifier.”
Nous sommes en mars 2017: Claudia Rodriguez, 40 ans, est assassinée par son ex-compagnon, sur son lieu de travail, un magasin d’optique dans un centre commercial de Bogota, la capitale du pays. Au fil des jours, on en apprend un peu plus sur la victime et son bourreau. Cette dernière aurait quitté sa ville natale, Medellin, quelques mois auparavant, les menaces de son ex se faisant de plus en plus menaçantes. Le pays est sous le choc de l’assassinat de Claudia Rodriguez, d’autant qu’il se produit dans un lieu public, et en présence de nombreux témoins.
“Je lisais partout que l’on exagérait les chiffres du féminicide en Colombie.”
Le terme de féminicide est reconnu et inscrit dans la législation colombienne depuis 2015. Pourtant, à chaque cas qui se présente, des voix s’élèvent contre son usage: “Lorsque Claudia Rodriguez a été assassinée, je lisais partout que l’on exagérait les chiffres du féminicide en Colombie et j’ai commencé par regarder sur une semaine ce que rapportaient les médias en terme de violences faites aux femmes, mais aussi aux hommes”, précise Sandra Suarez. Ses recherches sont sans appel, aucun homme ne meurt en Colombie parce qu’il est un homme: “Les causes de mort violente chez les hommes colombiens sont les attaques, les rixes ou l’alcool qui entraîne des bagarres, et l’agresseur est presque systématiquement un autre homme.” Par contre, les choses sont bien différentes en ce qui concerne les femmes.
Quand Vice Colombia lui commande un article sur le cas de Claudia Rodriguez, Sandra Suarez décide de se lancer dans une collecte de données à grande échelle. Elle se met des alertes Google sur tous les médias du pays avec les mots clés “féminicide” et “violences faites aux femmes” et commence la réalisation d’une carte de Colombie sur laquelle elle répertorie tous les féminicides et tentatives de féminicides du pays. En plus de la localisation géographique de l’agression, elle consigne le nom de la victime, son lien avec l’agresseur, l’arme éventuelle utilisée, les suites juridiques. En Colombie, entre janvier et septembre 2017, elles sont 302 à être décédées sous les coups d’un homme, soit plus d’une victime par jour. “On peut dégager certaines tendances: ce sont dans les grandes villes qu’il y a le plus de victimes (Bogota, Medellin, Barranquilla). Ces dernières sont relativement jeunes -entre 20 et 30 ans en moyenne- et il y a souvent eu des violences sexuelles avant le meurtre. Le type d’arme le plus fréquemment utilisé est l’arme blanche. L’agresseur est souvent un conjoint ou un ex-conjoint et je dirais enfin qu’il y a presque toujours une question de dépendance, la plupart du temps économique, de la femme.” Un autre chiffre, atterrant, que la jeune femme a découvert en réalisant ce travail, est le taux d’impunité contre les agresseurs, qui s’élève à 92%. Un triste chiffre, qui coïncide avec l’impunité générale qui règne dans le pays.
“On doit admettre que, oui, des femmes sont assassinées parce qu’elles sont des femmes.”
“Pour réaliser cette carte, je me suis inspirée d’une Mexicaine, Maria Salguero, qui a fait ce travail chez elle. Voir la version mexicaine donne le vertige lorsque l’on sait que chaque point représente une victime.” Diplômée de droit, Sandra Suarez a appris seule à manier les outils que propose la toile pour mener à bien ses recherches et construire sa carte. Et surtout, elle n’a pas quitté son job dans l’agence de conseil en business et storytelling où elle officie tous les jours: “Ce travail de data est toujours en cours, je le fais sur mon temps libre, seule, parce que je veux rendre leur dignité à ces victimes. Depuis 2015, il y a une loi qui reconnaît le féminicide ici, mais ce n’est pas encore intégré par la population et souvent, les juges préfèrent parler de crime aggravé pour être sûrs que la condamnation sera suffisamment élevée. On doit admettre que, oui, des femmes sont assassinées parce qu’elles sont des femmes. C’est tout.” En effet, si le féminicide est reconnu par la loi dans 9 pays latinos comme circonstance aggravante, l’opinion publique se montre encore parfois critique voire sceptique envers ce terme. C’est peut être l’un des paradoxes de cette Amérique Latine qui attend encore son scandale #Metoo.
Propos recueillis par Margot Loizillon, à Bogota