Propulsée par le succès de l’un de ses premiers sketches sur Facebook, Yvonne Akono, aka Ruby, collectionne les millions de vues avec ses vidéos corrosives. À 24 ans, la jeune “camer” pourrait bien être devenue la référence ultime d’une communauté métissée. Rencontre.
“On va faire un deal: je vous raconte tout si vous n’écrivez pas que j’étais en retard, OK?” Un brin essoufflée, elle a déboulé dans ce troquet de Saint-Lazare avec le panache qui la caractérise depuis ses toutes premières vidéos. Enveloppée dans un manteau plus grand qu’elle, la Française, camerounaise d’origine et rouennaise d’adoption depuis ses années collège, aura traversé deux départements et presque tout Paris pour sa première interview et une séance shopping.
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Et si Yvonne Akono, son vrai nom, ne vous dit rien, c’est que la comédienne ne communique que sous le pseudonyme de “Ruby”, un nom de scène inspiré par Rubi, telenovela mexicaine farfelue et diffusée au Cameroun dans les années 2000. “J’étais fan du personnage [Ndlr: éponyme] principal, une garce ambitieuse au destin… tragique”, précise-t-elle, le sourire aux lèvres. Ce sera pourtant le contraire pour Ruby, dont le nom de scène lui portera chance dès ses débuts grâce à Une Camerounaise ne se fait jamais larguer, sketch hilarant dans lequel elle campe une femme éconduite qui refuse la rupture: “J’ai tourné en totale impro, sans me poser de question. Je crois même qu’on entend les cris de mes cousins de l’autre côté de l’appartement.”
Filmée en plan-séquence d’un peu plus de 3 minutes, la vidéo, postée sans même être éditée un soir de juillet 2015 sur sa page Facebook, est une véritable bombe. “Le lendemain, j’ai cru à un piratage: mon compte avait littéralement explosé!” Partagée près de 25 000 fois, la vidéo comptabilise aujourd’hui près de 2 millions de vues et 10 000 commentaires d’internautes exaltés.
Un tour de force inattendu qui lui permet de se constituer une base de fans solide, mais surtout de se faire un nom: en moins de 24 heures, ses expressions phares -“Tant que j’ai des sentiments pour toi, toi et moi, on est ensemble” en tête- deviennent des répliques cultes que l’on se balance entre initiés.
Petite femme forte
Pourtant, rien ne prédestinait Ruby à une carrière d’humoriste. Née à Zoétélé, au sud du Cameroun, Yvonne Akono y passe son enfance avant de s’installer dans un petit village près d’Orléans en 2006 avec sa famille. “J’étais l’une des seules Noires du coin. J’avais froid, un seul bus par jour, un accent prononcé et 13 ans. Pour l’intégration, on repassera.” Des obstacles qui, s’ils la marquent durement, deviendront ensuite sa force. Repris partout, #PetiteFemmeForte, son hashtag fétiche, résume d’ailleurs le caractère combatif et aventurier qui la pousseront à considérer la comédie. “Comme souvent, tout a résulté du hasard. J’ai été au bon endroit, au bon moment”, dit-elle.
De retour d’un voyage à New York en 2013, Ruby, qui n’est encore qu’Yvonne, croise ainsi la route d’Aicha Kamoise, réalisatrice de la websérie Les Aventures Kamoises, petite production dramatico-romantique bien connue des communautés d’Afrique centrale installées en France. “Aicha Kamoise et son équipe tournaient un plan dans la boîte de nuit où j’étais venue passer la soirée. Elle m’a abordée et j’ai tourné quelques scènes dans la foulée.”
Pour Ruby, c’est le déclic. En ligne, les fans de la série apprécient ce nouveau personnage déluré à l’accent typique de Yaoundé, la capitale camerounaise. Une expérience à valeur de parcours initiatique qui lui conférera l’assurance nécessaire pour se lancer ensuite en solo.
Fait maison
Têtue, celle qui s’est depuis surnommée “Ruby” lance donc sa propre websérie, Colocation entre filles, avec une bande de copines. Au menu, de bonnes vannes et un scénario rocambolesque… filmé à l’iPad. “Quand j’ai voulu me lancer, on ne m’a parlé que des contraintes: qu’il me fallait un réalisateur, des micros… Sans moyens, j’ai fait le choix de me passer du matériel et de me concentrer sur l’acting.” Pari gagné. Posté en 2013, le premier épisode de la websérie, diffusée sur YouTube, trouve immédiatement son public.
Pendant près de deux ans, Ruby turbine, filme, écrit, caste, produit. Banco: la production rassemble plus de 150 000 spectateurs par épisode et permet à Ruby de rempiler pour une deuxième saison. Un succès que la comédienne décidera pourtant de mettre entre parenthèses le temps de rassembler des fonds pour une troisième saison plus ambitieuse. Un break qui lui laisse alors le temps d’imaginer pour elle des sketches courts qu’elle diffuse largement sur les réseaux sociaux où ses nombreux fans (290 000 abonnés sur Facebook, 82 000 sur Instagram…) suivent ses tribulations humoristiques émaillées d’expressions et d’attitudes “du pays”.
Medley culturel
“Présentement”, “tant que”, “chaud gars”…. Autant d’éléments de langage dont la comédienne use dans chacun de ses sketches. Une bête caricature? Pas du tout selon la jeune femme. “Mes textes ont vocation à mettre en commun ces cultures françaises et camerounaises qui me constituent”, se défend Yvonne Akono, qui veille à utiliser autant d’expressions françaises que camerounaises. “Je m’assure d’être toujours à l’équilibre pour n’exclure personne et encourager la découverte: si je tchipe, je compense avec le verbe ‘kiffer’, mot inconnu ou presque des Camerounais.”
Un mix détonant et particulièrement représentatif pour toute une population de jeunes issus de l’immigration de deuxième ou troisième générations et dont les cultures sont souvent très métissées. “Qu’importe le sujet qu’elle aborde, ses attitudes sont criantes de vérité”, commente Sherley, 22 ans, qui loue le pouvoir d’identification de ses mises en scène. “Elle aborde des situations que l’on a tous vécues!” Une proximité entretenue par des thèmes souvent tirés de son quotidien comme le racisme, les demandes de sa famille restée au Cameroun ou la corruption, ce qui la différencie des Norman, Natoo et autres Cyprien, forcément plus eurocentrés.
“Et puis, sous couvert d’humour, j’en profite pour dénoncer le manque d’ouverture d’esprit communautaire…”, martèle celle qui postait sans sourciller à la rentrée 2016 son désormais célèbre “Je vais te dé-lesbienner”, saynète de deux minutes dans laquelle elle joue le rôle d’une mère aux mœurs traditionnelles menaçant sa fille (visiblement née en France) de demander à un prêtre de la rendre hétérosexuelle à grands renforts d’invocations religieuses. Une vidéo qui, si elle n’a l’air de rien, expose au grand jour un sujet tabou pour les communautés d’Afrique noire. Aujourd’hui, 38 des 55 pays qui composent le continent africain -dont le Cameroun- punissent toujours l’homosexualité, parfois jusqu’à la peine de mort. “Cette vidéo a été l’occasion de confronter virtuellement deux générations et de dénoncer ces états d’esprit réducteurs”, expliqueYvonne Akono.
“J’essaye de véhiculer une image positive et réaliste de la femme noire, loin des fantasmes d’exotisme souvent mis en avant par les médias traditionnels.”
Un pavé dans la mare? Pas de quoi effrayer Ruby, qui récidive régulièrement en abordant aussi le sujet de la place des femmes dans les sociétés africaines comme occidentales. “J’essaye de véhiculer une image positive et réaliste de la femme noire, loin des fantasmes d’exotisme souvent mis en avant par les médias traditionnels.” C’est d’ailleurs cette attitude conquérante que l’on retrouvait en novembre dernier sur la scène de la Boule Noire, à Paris, pour son premier sketch live. Invitée par le chanteur camerounais Locko, elle reprenait devant 300 personnes surexcitées sa célèbre improvisation sur la rupture.
Et après?
Yvonne Akono multiplie les projets et rêve d’un parcours “à la Fabrice Eboué”. Hyperactive, elle écrit un spectacle, a deux scénarios de films en poche et prépare la troisième saison de sa websérie après avoir récolté en décembre 11 000 euros via la plateforme de financement participatif Ulule. Bingo. Avec Ruby, 2017 pourrait bien avoir trouvé son nouveau joyau.
Laurianne Melierre
Cet article a été initialement publié sur le site des Inrocks.
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