[Le monde qu’on veut #4] Tous les jours, un entretien avec un·e artiste ou un·e intellectuel·le sur le monde qu’ils et elles souhaitent voir advenir au sortir de la crise sanitaire. Aujourd’hui, la journaliste, militante antiraciste et féministe Rokhaya Diallo appelle à traduire la solidarité avec les personnes les plus fragiles dans nos choix politiques.
#OnResteOuvert : Fermons nos portes, pas nos esprits !
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Retrouvez les épisodes précédents de notre série :
>> Episode 1 : Philippe Quesne : “Il va falloir entrer en résistance”
>> Episode 2 : Marie Darrieussecq : “Changer l’image que nous nous faisions du futur, voilà l’espoir”
>> Episode 3 : Jean-Michel Jarre : “Il faut être optimiste par subversion”
La journaliste et militante antiraciste et féministe Rokhaya Diallo, réalisatrice de plusieurs documentaires et autrice de nombreux essais dont La France, tu l’aimes ou tu la fermes ? (Textuel, 2019), estime que la crise sanitaire a accentué des inégalités sociales préexistantes. Alors qu’une solidarité déclarative s’exprime de manière unanime avec toutes les personnes qui sont au front, elle souhaite que celle-ci se traduise dans nos choix politiques, car pour l’instant, “les choix politiques que nous avons faits, de manière consciente, sont hostiles aux plus faibles”.
Comment abordez-vous la période du déconfinement ? Quels sentiments vous touchent en ce moment ?
Rokhaya Diallo – Je suis assez curieuse de voir comment les gens vont reprendre leurs marques, même si ce sera progressif. Je me pose beaucoup de questions. Les interactions humaines, les rapports sociaux et affectifs vont-ils changer ? Ce n’est pas une appréhension négative que j’ai, mais plutôt de la curiosité.
Après deux mois de confinement, pensez-vous que la société est transformée, que nos relations sociales sont marquées ?
Il y a des choses qu’on fera peut-être moins. On est dans un pays où les gens sont assez tactiles : on se fait la bise, on se touche… Or ce sont des comportements identifiés comme étant “à risque”. Je me demande dans quelle mesure cela va freiner nos élans, et nous affecter. On ne va pas tout de suite se tomber dans les bras les uns des autres, et je pense que ça va forcément marquer une distance.
Le déconfinement ne sera donc pas la délivrance, l’exutoire qu’on aurait pu imaginer ?
Beaucoup de personnes, les jeunes notamment, auront envie d’arpenter les rues, de faire ce qu’ils ne pouvaient plus faire. Mais le sentiment de délivrance sera surtout lié aux conditions dans lesquelles on a expérimenté le confinement, et à l’espace dont on a disposé ou pas. Difficile de savoir ce à quoi ça va ressembler, mais en tout cas les choses se feront plus progressivement que ce qu’on pensait.
Craignez-vous que les grands espoirs de transformation sociale et écologique, soulevés au début de cette crise dans certains milieux militants, soient dilués par la crise économique qui s’ouvre ?
On s’est rendu compte à l’occasion de cette crise que des personnes qui ont des fonctions professionnelles indispensables – agents d’entretien, de sécurité, caissièr·es, cheminot·es, etc. – sont dévalorisées socialement. La question de l’utilité sociale et de la manière dont on la rémunère est désormais posée publiquement. Pour autant, les choses vont-elles changer ? Je n’en suis pas sûre. Il y a eu énormément de mobilisations sociales ces dernières années – des Gilets jaunes aux retraites, en passant par les hôpitaux – et elles ont suscité beaucoup de débats, du ras-le-bol, du dédain, de l’incompréhension. Il s’agissait pourtant de gens qui réclamaient seulement d’occuper leur fonction dans la dignité.
C’est pourquoi la prise de conscience ne doit pas se limiter à applaudir à sa fenêtre tous les soirs à 20h, ou à relayer des vidéos très compatissantes vis-à-vis des soignant·es. La solidarité doit s’exprimer à travers les choix politiques que l’on fait. Or les choix politiques que nous avons faits, de manière consciente, sont hostiles aux plus faibles. Quand une aide-soignante a réclamé davantage de moyens humains à Emmanuel Macron au CHU de Rouen en avril 2018, il lui a répondu : “Il n’y a pas d’argent magique.” C’est ce président que nous avons élu. Je n’espère donc pas beaucoup de ces gouvernants, qui ont été élus avec un agenda très clair. La prise de conscience doit s’exprimer par un autre choix.
On n’en a donc pas fini avec le “monde d’avant” selon vous ?
Non. Si je me place du point de vue des personnes les plus précaires, il n’y a pas eu de différence entre avant et après, puisqu’elles sont nombreuses à avoir continué de travailler. Le monde d’avant est toujours là, avec ces divisions sociales qui permettent aux privilégiés de jouir de conditions de confinement correctes au détriment de personnes qui s’exposent. Le confinement a aussi révélé des inégalités scolaires, qui vont se creuser, et a accentué les violences exercées sur les libertés publiques, et les violences policières. Le fait de donner plus de pouvoir à la police dans le contrôle de la circulation de la population a amplifié la surexposition d’une partie de celle-ci aux violences policières.
Plutôt qu’un effet révélateur, la crise sanitaire a donc plutôt eu un effet d’accentuation de phénomènes déjà existants ?
Exactement. C’est comme la question de la surmortalité en Seine-Saint-Denis. Le fait qu’il y ait davantage de morts s’explique par le fait que les habitant·es de ce département travaillent plus, mais aussi parce qu’ils et elles sont en moyenne en moins bonne santé. La condition immunitaire est un facteur de diffusion du virus. Des populations fragilisées du fait de leurs conditions de vie ont donc été davantage frappées par le virus. Les violences sexistes dans les sphères domestiques se sont également multipliées, comme celles à l’égard des enfants. Peut-être que ces constats serviront de support à une prise de conscience, mais il faut qu’elle soit effective. Elle ne peut pas être seulement déclarative. Pour l’instant, j’attends de voir.
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Que pensez-vous du traitement médiatique de la Seine-Saint-Denis à l’occasion de cette crise ? Cette focalisation médiatique peut-elle avoir un effet positif ?
Avant même que les gens observent strictement le confinement, on lisait déjà des anticipations négatives vis-à-vis de la Seine-Saint-Denis. On parlait du trafic de drogues, de la surveillance amplifiée. Le ministre de l’Intérieur, Christophe Castaner, a annoncé rapidement qu’il y avait eu 223 000 contrôles dans ce département, soit deux fois plus que la moyenne nationale. C’est une population qui fait l’objet d’une attention policière extrêmement importante, et d’un récit médiatique qui repose toujours sur l’indiscipline. Avez-vous suivi la polémique autour de l’article de Paris-Match, titré “Solidarité en bande organisée” ? Cet article décrivait l’action de jeunes gens engagés dans l’aide alimentaire de manière extrêmement caricaturale. Même pour des actions positives, on ne peut pas s’empêcher de penser la Seine-Saint-Denis et la banlieue comme quelque chose qui subvertit la discipline nationale.
« Solidarité en bande organisée ».
Il fallait oser. Utiliser une notion de droit pénal pour évoquer…les actions de solidarité mises en place par des acteurs associatifs du 93.
La criminalisation des non-blancs, leur assignation à une place précise, n’est jamais bien loin. pic.twitter.com/vNxeKaDqKO
— Sihame Assbague (@s_assbague) May 2, 2020
Depuis les émeutes de banlieue en 2005, rien n’a changé à ce niveau-là ?
Il y a une timide avancée en matière de discours public, mais la banlieue est toujours narrée sans ses protagonistes. Et les conditions sociales et sanitaires ne se sont pas améliorées.
Craignez-vous que le pouvoir très grand dont disposent les policiers aujourd’hui perdure ?
Tant que les policiers auront la charge de contrôler les allées et venues des personnes sur la base d’un document, ça les met dans une position de possible violence. Ce qui fera la différence, ce sont les résultats des enquêtes lancées auprès de l’IGPN, et des plaintes qui ont été déposées ces dernières semaines. La France est un pays connu pour ses excès en termes de violences policières, notamment sur des personnes issues des minorités raciales. Elle a encore été condamnée, le 30 avril, par la Cour européenne des droits humains pour une opération de police trop musclée en 2002. Je constate en tout cas qu’historiquement, à chaque fois qu’un état d’urgence a été instauré, les pratiques qui avaient vocation à être exceptionnelles se sont ancrées dans la durée. C’est ma crainte aujourd’hui, pour tout ce qui est relatif aux libertés publiques.
Pensez-vous qu’après cette période, nous entrerons dans une séquence de haute conflictualité politique ?
Il y a un terrain de révolte sociale assez important depuis plusieurs mois. Mais je m’interroge. La dureté de la crise, la sidération, ne risquent-elles pas d’anesthésier pendant un temps les révoltes ? La peur du virus peut aussi être le moteur d’une acceptation, et le prétexte à la restriction des manifestations. Il y a clairement une défiance à l’égard des gouvernants. Les mensonges au sujet des masques, le manque de transparence, le fait que le président soit allé au théâtre une semaine avant de dire qu’on ne devait plus sortir de chez nous, la question des élections municipales… C’est une source de rancœur qui va s’exprimer à un moment. Tout cela va revenir en boomerang. Mais on ne sait pas ce qui va se passer avant la prochaine élection. Beaucoup de choses peuvent se produire, et éventuellement générer de la solidarité autour d’un dirigeant.
Des brigades de solidarité populaires aux délations du voisinage, cette crise a montré le meilleur comme le pire de nous-mêmes. Qu’espérez-vous du monde de demain ?
Il y a des initiatives de solidarité, et c’est très bien. Mais quand je vois que des femmes fabriquent des masques gratuitement, dans un pays censé être la cinquième ou sixième puissance mondiale, il y a un problème. Et ce sont toujours les mêmes personnes, exploitées, qui font preuve de solidarité. Ce serait bien que la solidarité s’exprime de la part de personnes qui ont peut-être davantage d’aisance. Parmi toutes ces femmes qui fabriquent des masques toute la journée, je suis convaincue que beaucoup ont besoin d’aide sous d’autres formes, et à d’autres moments. Va-t-on les aider ?
La vraie question qui va se poser à l’avenir, c’est aussi celle de la faim. Très tôt le matin, il y a déjà des files d’attente considérables aux Restos du cœur. La précarité et les pertes d’emploi vont produire des effets bien au-delà de la propagation du virus. Il faudra le penser politiquement. Ça ne pourra pas être pris en charge éternellement par des initiatives ponctuelles. Ce n’est pas à nous, citoyen·nes, de faire ce que l’Etat devrait faire pour assurer tout simplement le respect de la devise républicaine.
La crise économique pourrait-elle déboucher sur un New Deal ?
Pour l’instant, les personnes qui sont au pouvoir n’ont pas donné des signaux laissant entendre que les plus faibles seront soutenus. En cela, je n’ai pas beaucoup d’espoirs. Aujourd’hui, le discours de Macron évolue, mais rien ne signale un infléchissement de sa politique.
Mais le camp adverse, progressiste, pourrait-il se fédérer ?
Je l’espère. Beaucoup de personnes se rendent compte qu’on ne peut pas sacrifier des vies au nom de la prospérité économique. J’espère que cela va offrir un terrain de réflexion aux intellectuel·les, aux militant·es, aux syndicalistes, et qu’ils et elles feront front pour proposer une alternative sérieuse. C’est un moment inespéré pour une alternative positionnée dans le camp du soutien des personnes les plus fragiles socialement. Est-ce que ce sera fait ? C’est une autre question.
Propos recueillis par Mathieu Dejean
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