Son essai Le Racisme est un problème de blancs est depuis des mois en tête des ventes outre-Manche et a lancé un vrai débat national en plein Brexit. Rencontre avec Reni Eddo-Lodge, une autrice déterminée à faire changer les mentalités.
On aurait bien voulu faire un portrait complet de Reni Eddo-Lodge, mais voilà: elle a les pieds ancrés dans le présent et n’aime pas trop s’attarder sur son passé. Difficile de la faire parler de ce qui a précédé la publication de son essai, Le Racisme est un problème de blancs. Quand on lui demande les souvenirs des vingts premières années de sa vie, elle les résume à un lieu -Londres, où elle a grandi- et à deux dates. Elle parle d’abord de ses quatre ans, l’âge auquel elle a demandé à sa mère d’origine nigériane quand est-ce que sa peau noire deviendrait blanche, comme celle des gens qu’elle voyait à longueur de journée à la télévision. “C’est là que j’ai réalisé qu’il y avait un vrai problème de représentation dans la société”, nous explique-t-elle.
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Allumer le feu
Elle nous parle ensuite de l’année de ses 19 ans. Reni Eddo-Lodge fait alors ses études de littérature britannique à l’université du Lancashire central. “Les textes auxquels j’ai été exposée m’ont poussée à réfléchir autrement, raconte-t-elle. J’ai suivi un cours sur la traite transatlantique des esclaves et cela m’a donné beaucoup de pistes pour comprendre la manière dont la Grande-Bretagne a été impliquée. J’avais toujours associé l’histoire de l’esclavage avec les États-Unis. Cela a allumé un feu en moi.” Reni Eddo-Lodge se rend compte de tout ce qu’on ne lui a pas dit pendant son éducation. “On dit que l’histoire est écrite par les gagnants”, soupire-t-elle simplement. Comme elle l’écrit dans son essai, elle sait tout de Rosa Parks, d’Harriet Tubman et de Martin Luther King, mais très peu de l’histoire du racisme dans son propre pays. “J’ai commencé à avoir un regard critique sur le monde qui m’entourait, analyse l’autrice. L’étude de la littérature et du matériel théorique m’a vraiment permis d’avoir des outils d’analyse.” Découvrant qu’elle porte en elle une envie féroce de partager ses découvertes, elle regrette amèrement de ne pas avoir choisi d’étudier le journalisme. Qu’à cela ne tienne: elle partage ses découvertes sur Myspace et sur son blog.
“L’anti-racisme n’est pas vraiment un sujet auquel on accorde une place importante dans les médias.”
En parallèle, elle s’engage avec des associations féministes. “À l’époque, je lisais les textes des féministes des années 1950, et le courant existentialiste me parlait à un niveau personnel, se souvient-elle. Le féminisme m’a permis de développer une pensée critique du pouvoir dans la société.” Son blog lui permet de décrocher des piges chez Buzzfeed, Vice ou The Guardian. “L’anti-racisme n’est pas vraiment un sujet auquel on accorde une place importante dans les médias, regrette-t-elle. Souvent on le traite par un texte sur la dernière polémique liée à la pop culture. Il n’est jamais intégré à part entière dans une rédaction.” Elle n’a pas non plus l’impression que l’anti-racisme soit un sujet d’intérêt pour ses camarades féministes, majoritairement blanches. Reni Eddo-Lodge, à tout juste vingt ans, commence à trouver leur comportement problématique. “Autour du début des années 2010, j’étais très impliquée dans l’activisme féministe, se souvient-elle. J’ai découvert que c’était un vrai cauchemar de parler de racisme avec ces militantes blanches. Elles ne voyaient pas plus loin que le bout de leur nez!” Reni Eddo-Lodge les résume ainsi: très douées pour remettre en question le patriarcat, beaucoup moins efficaces pour démonter les autres formes de pouvoir et de domination. “Dès que nous débattions de ces sujets, elles trouvaient les femmes noires agressives, tyranniques. J’en ai eu assez.”
Éponge émotionnelle
Le 22 février 2014, alors qu’elle n’a que 24 ans, Reni Eddo-Lodge se pose derrière son ordinateur et explique en quelques paragraphes argumentés pourquoi elle ne parlera plus “aux blancs” de “race”. Excédée, elle met en ligne ce petit texte qu’elle intitule simplement Why I’m No Longer Talking To White People About Race (“Pourquoi je ne parle plus de race avec les blancs”). Quand elle nous en parle aujourd’hui, son agacement est toujours palpable. “En dehors de mes activités féministes, je réalisais que ne pas être blanc pouvait vraiment nous mettre en danger en Grande-Bretagne. J’étais excédée par le peu de compréhension qu’il y avait autour du racisme ici.” “Je n’aborderai plus la question de la race avec des blancs, écrit-elle dans ce post. Pas tous les blancs -juste l’écrasante majorité d’entre eux, qui refusent de reconnaître l’existence du racisme structurel et de ses symptômes.” Jusqu’ici, son blog est un espace relativement confidentiel. Mais ce texte va faire exploser ses visites et lancer une conversation dans les médias autour du racisme. À la fin de l’année 2014, Reni Eddo-Lodge est nommée dans les listes de personnes de moins de 30 ans les plus influentes par The Guardian, The Root ou Elle.
Elle signe un contrat avec Bloomsbury pour développer ce petit texte en l’essai de 250 pages qui sort aujourd’hui en français aux éditions Autrement. Le racisme est un problème de Blancs est un précieux ouvrage pédagogique très bien documenté, qui retrace les faits historiques qui ont mené à la situation actuelle: le passé esclavagiste de la Grande-Bretagne, les émeutes raciales des années 80 sous Thatcher, la mort de Mark Duggan à Tottenham en 2011. Elle y explique les notions de privilège blanc et de racisme systémique, les liens entre racisme et classe sociale, la peur “d’une planète noire”… Et bien sûr “la question du féminisme”, un chapitre dans lequel elle explore longuement son malaise grandissant dans les milieux militants et les raisons qui l’ont poussée à s’en éloigner, même si elle se définit toujours comme une féministe convaincue. “Il fallait sans cesse prendre les blanches avec des pincettes dans les espaces féministes, explique-t-elle dans son essai. Ce n’était pas le lieu pour parler du racisme, soutenaient-elles. Il existe d’autres endroits pour cela. Mais je n’avais pas le luxe de choisir. Ma couleur de peau faisait partie de moi, au même titre que ma féminité, et je ne pouvais en aucun cas séparer l’un de l’autre.”
“De mon point de vue, on ne fait pas disparaître une égalité en disant qu’elle n’existe pas.”
“Beaucoup de femmes viennent me voir et pleurent car elles se sentent coupables du racisme que je subis, comme si j’étais leur éponge émotionnelle, nous explique Reni Eddo-Lodge. J’ai écrit ce livre pour que, si vous êtes concerné·e par le racisme et que quelqu’un vient vous voir en pleurant, vous puissiez lui dire ‘tiens, lis cet essai’.” Justement, Le Racisme est un problème de blancs explique aussi à celles et ceux qui le souhaitent comment être de bon·n·es allié·e·s. L’autrice nous affirme d’ailleurs que beaucoup de féministes lui ont expliqué que son essai leur avait ouvert de nombreuses perspectives. L’actrice Emma Watson a posé fièrement avec le livre entre ses mains sur son compte Instagram. “L’essai reste difficile à accepter pour certaines personnes blanches parce qu’il ne parle clairement pas d’elles, analyse Reni Eddo-Lodge. Elles ont tellement eu l’habitude d’être au centre de l’attention, cela les perturbe. Alors que moi j’ai l’habitude de me dire ‘ok, j’irai voir ce film, même si le héros est blanc, comme toujours’.”
Sorti un an après le vote du Brexit, Le Racisme est un problème de blancs a imposé Reni Eddo-Lodge comme la voix de sa génération. Le livre est dans le top 10 des best-sellers outre-Manche depuis sa sortie et a enchaîné les récompenses. L’autrice suit aussi le débat qu’il ouvre dans d’autres pays, et elle espère qu’il aura aussi un certain retentissement en France. “De mon point de vue, on ne fait pas disparaître une égalité en disant qu’elle n’existe pas, nous explique-t-elle. On la fait disparaître en nommant très clairement le problème.” C’est exactement ce qu’elle a réussi à faire avec cet essai passionnant.
Pauline Le Gall
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