À 27 ans, l’Américaine Emma Cline est l’une des stars de cette rentrée littéraire avec son premier roman, The Girls. On a rencontré la jeune écrivaine à Paris.
Rencontrer Emma Cline revient à déconstruire, tranquillement, un mythe déjà bien nourri. Dans une époque dopée au storytelling, son premier roman, The Girls, s’est vu précéder d’une avalanche de gros titres. L’encre s’est répandue pour trois raisons: 1/ Le prix mirobolant déboursé par son éditeur américain pour le signer (deux millions de dollars) 2/ Son pitch à sensation (une femme se remémore son adolescence dans une secte inspirée par celle de la famille Manson) 3/ Sa jeune auteure, plume bien trempée et photogénie largement supérieure à celle de Michel Houellebecq.
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“Il est tellement facile d’ériger les adolescentes en symbole de pureté ou au contraire, de les objectiver.”
Oui mais voilà: en vrai, Emma Cline ne croule pas sous les billets de banque, ne présente ni fascination morbide pour Charles Manson, ni nostalgie pour les années 60, et n’a que faire d’être photogénique, sinon pour mieux questionner la place des femmes dans notre société. À 27 ans, la jeune femme assise en face de nous, qui lape son cappuccino dans un service en porcelaine vert et doré, se déclare “complètement” féministe. Elle affirme qu’avec The Girls, elle voulait écrire un livre qui parle d’être une fille dans le monde, à travers un personnage d’adolescente: “Il est tellement facile d’ériger les adolescentes en symbole de pureté ou au contraire, de les objectiver. Nos cultures les sexualisent, sans toutefois leur octroyer un quelconque pouvoir sexuel”, analyse-t-elle. Deuxième d’une famille de sept enfants, aînée de cinq filles, Emma Cline a grandi entourée de femmes: femmes-modèles comme sa mère, à la tête d’une boîte dans les transports et d’une famille (très) nombreuse, femmes en devenir comme ses sœurs, qu’elle a vu grandir. De là lui vient, d’après elle, sa fibre féministe. Mais aussi des auteures qu’elle a lues quand elle était au lycée, Naomi Wolf et Rebecca Solnit en tête de liste.
La lecture, évidemment, tient une place centrale dans la vie d’Emma Cline. C’est même grâce à ça qu’elle gagnait sa vie avant de signer chez Random House, lorsqu’elle travaillait comme lectrice au département fiction du New Yorker, tout en poursuivant des études à la fac new-yorkaise de Columbia. Mais, bien avant de devenir un job à mi-temps, la lecture a surtout représenté pour elle un moyen de s’isoler. “Dans une si grande famille, c’était une façon d’avoir mon propre espace, mon propre monde”, dit-elle. “Ça au moins, je n’avais pas à le partager avec six autres enfants”. Gamine, elle s’évade en compagnie de Sherlock Holmes et de Nancy Drew, ou des personnages des bandes dessinées d’Archie Comics. Plus tard, elle trouve en Joan Didion une inspiration littéraire, du premier roman Une Saison de nuits à l’essai Slouching Towards Bethleem (traduit partiellement en français dans L’Amérique 1965-1990 – Chroniques). Tout comme elle, Joan Didion est originaire du nord de la Californie, et Emma Cline avoue que son inclination vient en partie de là: “J’ai compris pour la première fois qu’on pouvait écrire sur la Californie et se livrer à sa mythologie de manière très personnelle”, explique-t-elle à propos de son auteure fétiche. “Joan Didion excelle pour choisir le détail qui fait mouche”.
“Je crois qu’on a une idée très cliché de ce à quoi les 60’s ressemblaient.”
Emma Cline habite désormais à Brooklyn. Elle éclate de rire quand on lui demande si elle a pu s’acheter un appartement avec son chèque –“Oh non, pas du tout!”. Si elle dégage une élégance et une sophistication toutes new-yorkaises, elle est pourtant une pure enfant du grand ouest, où elle a vécu jusqu’à ses 17 ans, lorsqu’elle est partie du domicile familial pour poursuivre des études d’art dans le Vermont. Emma Cline a grandi à Sonoma, petite ville au milieu des terres, à l’ouest de la Napa Valley et au nord de San Francisco. Son père, viticulteur, faisait du surf dans sa jeunesse. Il vivait à un mile du 10050 Cielo Drive, sinistre adresse où les adeptes du clan Manson ont assassiné Sharon Tate, enceinte de huit mois, et quatre autres personnes dans la nuit du 9 août 1969. Sa mère a quant à elle grandi là où se déroule en partie l’action du livre. Si la Californie était une toile de fond évidente, les années 60 semblent beaucoup moins essentielles au contexte du livre. Pour la jeune auteure née à la fin des années 80, il s’agissait d’ailleurs d’éviter les pièges tendus par cette décennie tant fantasmée. “Je crois qu’on a une idée très cliché de ce à quoi les 60’s ressemblaient. Avant d’écrire The Girls, j’ai lu les journaux intimes de ma mère afin d’y trouver des détails pertinents. Malheureusement, elle ne parle jamais du contexte. Même le jour où on a marché sur la lune, elle a juste écrit ‘j’ai une coupe de cheveux horrible’. Elle ne fait même pas mention de l’événement, c’est formidable!”, s’amuse-t-elle.
Ce qui comptait plus que tout pour Emma Cline, c’était de sonder la psyché d’une ado de 14 ans. “Je me suis demandé comment une fille de cet âge ressentirait les années 60 et je me suis dit que, pour elle, peu importerait le moment culturel ou politique: elle vivrait juste à travers ses propres émotions”, explique l’écrivaine. D’où, sans doute, cette résonance si forte avec notre monde actuel, où des jeunes gens à peine sortis de l’enfance font l’objet d’embrigadements meurtriers. Emma Cline acquiesce lorsqu’on lui tend ce miroir: “J’ai lu un article à propos de jeunes Anglaises parties en Syrie pour faire le djihad à seulement 15 ans. Quelle histoire se racontent-elles? Quelle est leur mythologie romantique, intime, des événements? Ce sont des questions qui m’intéressent beaucoup”, admet-elle. L’adolescence a toujours été l’un de ses thèmes fétiches. Elle se rappelle avec une perplexité amusée les personnages d’ado aux traits grossiers qu’elle a interprétés lors d’une très brève incursion à l’écran, quand elle avait 12 ans. Une carrière éclair d’actrice qui l’a vue jouer dans “d’horribles téléfilms”, et n’a duré qu’un an ou deux. Assez pour qu’Emma Cline ait sa fiche sur IMDb (on y apprend d’ailleurs que son arrière grand-père, un certain monsieur Jacuzzi, était l’un des inventeurs du célèbre bain à remous).
“Les adolescents, en tant que personnages, sont souvent peu pris en considération, et Mia Hansen-Love a réussi à prendre les sentiments adolescents au sérieux.”
Le cinéma, bientôt, offrira à The Girls une seconde vie. Les droits du livre ont déjà été vendus à la société de production de Scott Rudin (Clueless, Zoolander) et, à la vitesse à laquelle vont désormais les adaptations, on imagine qu’un film est déjà dans les tuyaux. Emma Cline n’a pas souhaité en écrire le scénario, estimant être allée aussi loin qu’elle le souhaitait avec ses personnages. Quand on lui demande quelle serait la réalisatrice de ses rêves, elle offre une réponse surprenante: Mia Hansen-Løve. “J’ai adoré Un Amour de jeunesse. Les adolescents, en tant que personnages, sont souvent peu pris en considération, et Mia Hansen-Love a réussi à prendre leurs sentiments très au sérieux. C’est un excellent exemple de personnage féminin autorisé à être multiple, ambivalent, avec une expérience sexuelle; elle n’est ni victime ni prédatrice”, justifie-t-elle. Emma Cline, au delà des gros titres et d’un pitch efficace, peut se targuer d’en avoir fait autant. The Girls n’a rien de la sensation à deux millions de dollars de cette rentrée littéraire, mais tout d’un nouveau classique de l’adolescence au féminin. On en avait besoin.
Faustine Kopiejwski
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