Photos Instagram qui militent pour un rapport décomplexé à nos menstruations, livres et blogs qui mettent les règles à l’honneur: le tabou du cycle menstruel est-il en train de tomber? On a mené l’enquête.
Jusqu’à très récemment, on ne parlait pas des règles. Victimes d’un tabou ancestral, elles étaient des “affaires de filles”, qui faisaient aussi bien rougir leurs culottes que leurs joues alors qu’elles (les filles) se refilaient les tampons “avec plus de discrétion que s’il s’agissait d’un sachet de coke”, dixit Camille Emmanuelle dans son livre Sang tabou, un essai intime, social et culturel sur les menstruations. Mais ça, c’était avant: depuis quelques années, les règles envahissent les médias, les réseaux sociaux, la pub, le sport, l’art, la mode… et l’on assiste à une véritable libération de la parole sur ce qui arrive chaque mois aux femmes de la puberté à la ménopause. Les règles sont-elles en train de sortir des toilettes?
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Ce n’est pas un hasard si Camille Emmanuelle, qui traite des questions de sexualités, de culture érotique, de culture porn, de féminismes et de genre depuis presque huit ans, a attendu 2017 pour sortir Sang tabou et enfin parler des règles. C’est en écrivant un article en 2014 sur The Curse: la malédiction, l’exposition de la photographe Marianne Rosenthiel qui questionne la représentation des menstruations, qu’elle se rend compte de son ignorance sur la question et qu’elle découvre ce qu’elle appelle le “continent rouge”.
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Elle prend alors conscience que c’est un sujet politique qui cristallise beaucoup de peurs et qu’elle a, comme beaucoup de femmes, intériorisé les tabous. “Nous sommes tous héritiers du discours des religions monothéistes qui stigmatisent les règles avec le mythe de la femme impure, et de croyances populaires véhiculant une image négative des menstruations, relayée par le ‘marketing de la honte’ afin de vendre toujours plus de produits aux femmes, à qui l’on répète que ce qui peut leur arriver de pire dans la vie est une tache rouge sur leur pantalon”, confie-t-elle. Or, elle défend “l’idée que la libération des femmes passe par le corps. Si le corps et le sexe féminins sont vus comme faibles, impurs, voire même parfois dangereux, la femme est vue ainsi, et se voit ainsi. Ce n’est qu’en modifiant son propre rapport à sa physiologie, et à son sexe, que la femme se libère elle-même”. Avec Sang tabou, elle souhaite faire des règles un sujet public afin que les filles n’en n’aient plus honte et n’en souffrent plus.
Et elle n’est pas la seule. En janvier dernier sortait Ceci est mon sang d’Elise Thiébaud, et le 17 mai prochain, Jack Parker publiera Le Grand mystère des règles. Elle qui, en juillet 2015, pensait simplement “apporter une modeste mais fiable source d’information sur un sujet de niche” en créant le blog Passion Menstrues, s’est vite fait rattraper par la forte demande des médias et du public. En effet, peu de temps avant s’étaient enchaînés des événements qui ont suscité l’émoi et soulevé bon nombre de questions autour des menstruations.
Pourquoi cette prise de parole n’est-elle survenue qu’en 2015 alors que les femmes saignent depuis toujours?
Entre le débat houleux sur la réduction de la “taxe tampon” emmené en France par le collectif Georgette Sand et la censure Instagram des photos de Rupi Kaur arborant une tâche rouge sur son jogging, en passant par les traces de sang menstruel sur le legging de Kiran Gandhi (la batteuse de la chanteuse M.I.A) alors qu’elle courait le marathon de Londres sans protection hygiénique, en quelques mois les règles se sont imposées dans le débat public occidental. Pourquoi cette prise de parole n’est-elle survenue qu’en 2015 alors que les femmes saignent depuis toujours?
Camille Emmanuelle et Jack Parker s’accordent à dire que ce changement de discours sur les règles correspond à de nombreuses initiatives non coordonnées de par le monde. Mais pour Dominique Babin, trend analyst, “tout a commencé en 2013 avec le T-shirt de Petra Collins pour American Apparel où l’on voyait une vulve poilue saigner en gros plan. Cela signait un changement d’époque, aussi bien pour la marque, qui prenait un tournant féministe, que pour la société”. Ensuite, c’est surtout “le débat sur la taxe tampon, soulevé par les blogueuses internationales, qui a joué car c’est un sujet qui touche au porte-monnaie, au quotidien. Les filles se sont rendu compte des dépenses énormes engendrées par leurs règles. À partir de là, les questions autour des menstruations ont fusé”, ajoute Jack Parker.
Le Tee-shirt American Apparel imaginé par Petra Collins, DR
Comme souvent, les personnalités publiques jouent également un rôle dans la médiatisation d’une problématique. Ainsi, c’est notamment grâce à Lena Dunham, actrice et réalisatrice de la série Girls et à la chanteuse Imany, toutes deux atteintes d’endométriose, que l’on a parlé plus largement de cette maladie gynécologique qui touche une femme en âge de procréer sur dix. Pour parler de leur douleur, elles ont d’abord utilisé les réseaux sociaux qui permettent une prise de parole en toute liberté devant une audience à l’écoute. “On raconte toute sa vie sur Twitter et Facebook, et les règles en font partie”, note Jack Parker. “Internet a favorisé les nouveaux discours car le Web permet d’échanger simplement et les jeunes filles posent toutes leurs questions sans filtre, de façon anonyme et sans conséquence”. Le médecin, romancier et essayiste Martin Winckler est d’accord: “Les femmes jeunes qui ont grandi avec Internet et les réseaux sociaux sont incontestablement plus libres de parler des règles, même si leur perception dépend beaucoup de leur milieu socio-économique et de l’éducation qu’elles ont pu recevoir”.
Si Camille Emmanuelle ajoute que la “détabouisation” passe en effet “par des canaux non traditionnels”, la parution en avril 2016 d’un dossier intitulé There Will Be Blood (“Ça va saigner”) dans le très respectable hebdomadaire Newsweek -repris en France dans Courrier International-, a largement participé à alerter l’opinion publique. Est-ce ce qui a poussé la nageuse Chinoise Fu Yuanhui à évoquer simplement ses menstruations pour expliquer ses résultats décevants lors de la finale du 400×100 mètres aux JO de Rio? Peu de chances. Mais son commentaire serait sûrement passé inaperçu si, depuis 2015, tous les points n’avaient convergé vers nos culottes, et donc son maillot. Après tout, ce n’est pas la première sportive à mentionner publiquement ses règles, mais c’est la première fois que le retentissement est tel. C’est d’ailleurs pour cette raison que le quotidien L’Equipe a décidé de se pencher sur l’impact des menstruations sur les performances des sportives de haut niveau dans son numéro du 18 février 2017. Une première pour le journal dont le lectorat est majoritairement masculin. “Nicolas Herbelot, journaliste de terrain sur les zones mixtes des compétitions, s’étonnait des périphrases que les athlètes employaient pour parler de leurs règles”, explique Béatrice Avignon, co-auteure de l’enquête. “Après la déclaration de la nageuse à Rio, il a eu un déclic”. Pour elle, le sport peut être précurseur dans le changement de discours, car comme les menstruations influent sur la performance, il y a une certaine “rationalisation des règles dans le sport. Le corps étant un outil, on en parle plus facilement”.
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Car c’est bien du rapport au corps qu’il s’agit. Et si l’on parle autant des règles aujourd’hui, c’est que cela “participe à la fierté du corps dans sa diversité, un enjeu fort du féminisme d’aujourd’hui. Cela pousse les femmes à s’informer et à se demander ce qui est bon pour elles, physiquement et moralement, afin de faire des choix qui leur sont propres”, précise Jack Parker. De fait, les nouvelles vagues du féminisme s’attachent à sortir les corps de la normalisation dans laquelle le discours consumériste les enferme (coucou Lena Dunham, Daria Marx, Léa Bordier…).
Dominique Babin envisage ce tournant d’un point de vue économique et social: “Le modèle économique dominant s’est crashé en 2008 et le corps “winner” qui allait avec, aussi. Les contre-cultures ont pris le dessus. Les queer et les gender studies, Tumblr, etc… ont redéfini les représentations corporelles. Vulnérabilité, défaillances, corps non formatés: le body positive est une forme de résistance politique incarnée dans l’intime”.
Pour Martin Wickler, “parler des règles, c’est briser le silence, refuser le ‘naturel féminin’ tel qu’il a été imposé jusqu’ici: contraignant, incontournable, impossible à décrire et à analyser -donc à contester et à surmonter”. Jack Parker se plaît à croire que c’est en continuant à briser ce silence “chacun.e à notre niveau, qu’on va mettre le projecteur sur les femmes qui souffrent de leurs règles dans le monde entier et améliorer leurs conditions de vie”. Elle imagine qu’un jour, “le tabou des règles ne sera plus qu’un lointain souvenir et que nos petits-enfants se moqueront de nous quand nous leur raconterons qu’un jour les filles ont pu en avoir honte”.
Adeline Anfray
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