Dans son documentaire “Mauvaises filles”, la réalisatrice Émérance Dubas donne la parole à ces femmes qui, des années 40 aux années 70, étaient mises au ban de la société et enfermées dans des institutions pour des affaires de moeurs.
“Ce film dresse les portraits croisés de quatre femmes qui ne se connaissent pas et qui partagent pourtant une histoire commune, celle d’avoir été placées en maison de correction”, explique Émérance Dubas, la réalisatrice de Mauvaises Filles. Son documentaire donne la parole à ces femmes qui, des années 40 aux années 70, ont séjourné dans les maisons de correction du Bon Pasteur, des établissements répressifs qui “se donnaient pour mission d’accueillir les ‘filles perdues’, les ‘filles mères’, les ‘mauvaises filles’”. Créé au 19ème siècle par la religieuse Marie-Euphrasie Pelletier, le Bon Pasteur se développe à la faveur de l’ordonnance du 2 février 1945 relative à l’enfance délinquante, qui crée une juridiction spécifique pour les mineur·es. Ce qui est au départ une avancée, puisque l’“on va dès lors privilégier l’éducation à la peine, et [que] l’éducation surveillée pour mineurs jugés délinquants va être détachée des établissements pénitentiaires”, marquera finalement le début d’un double standard basé sur le genre. “L’application de la loi va être différente pour les filles et les garçons. Les ‘mauvais garçons’ partent dans des internats publics -où c’est aussi très dur-, tandis que les ‘mauvaises filles’ vont être placées dans des congrégations religieuses pour des questions de mœurs”, explique Émérance Dubas.
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Envoyées dans ces lieux labyrinthiques et insalubres où leur identité s’efface peu à peu dans une rigueur institutionnelle asphyxiante, ces adolescentes, placées là par des juges d’instruction ou leur propre famille, pouvaient y séjourner de leurs 14 ans à leur majorité, pour des comportements jugés inconvenants. “Elles étaient souvent en situation difficile et pouvaient aussi subir des maltraitances dans la sphère familiale. Pour ces filles qui étaient déjà fragilisées, la réponse du juge était un placement en maison de correction. C’était donc la double peine”, raconte Émérance Dubas qui, dans ce “film mémoriel sur les traces émotionnelles que laisse cette histoire”, redonne à ces femmes, mises au ban d’une société conservatrice, leur voix et leur dignité.
Comment le projet du film est-il né?
J’ai une formation en histoire de l’art et je réalisais des portraits d’artistes, jusqu’au jour où j’ai fait la connaissance de l’historienne Véronique Blanchard, qui rédigeait sa thèse de doctorat sur cette histoire des “Magdalene Sisters françaises” (Ndlr: The Magdalene Sisters est un film du réalisateur Peter Mullan, sorti en 2002 et qui raconte l’enfermement de jeunes femmes dans un couvent irlandais). Le film de Peter Mullan m’avait marquée à l’époque et j’ignorais que des femmes en France avaient connu exactement la même chose. Le projet est né de cette rencontre et j’ai commencé à l’écrire en 2015.
Pourquoi a-t-il mis autant de temps à voir le jour?
Pour plein de raisons. Au départ, il rencontrait peu de soutien financier. En commission, on m’a même demandé si toutes ces femmes racontaient bien la vérité! Elles n’avaient jamais parlé, il n’y avait pas d’espace public pour les entendre. Et puis, j’ai l’impression qu’il y a eu un avant et un après #MeToo, et les institutions ont commencé à s’intéresser au projet.
#MeToo a-t-il aussi été un déclencheur pour les femmes qui témoignent dans ton film?
À vrai dire, elles ne m’en ont jamais parlé, même si elles ont conscience de la portée politique et sociétale de leurs témoignages. Certaines sont au crépuscule de leur vie, donc elles n’ont plus rien à perdre. Elles veulent qu’on les reconnaisse, elles veulent rétablir la vérité. Elles parlent d’abord pour elles-mêmes, mais aussi pour celles qui ne peuvent pas parler, qui ont été broyées par ce système disciplinaire. Et elles parlent pour la jeune génération, comme me l’a clairement expliqué Fabienne ou comme l’incarne très bien Michèle, lorsqu’elle lit à ses petites filles un texte qu’elle a écrit sur le sujet.
Quel était le profil des femmes envoyées dans les maisons de correction du Bon Pasteur?
Il y avait deux sections. Les “préservées”, qui étaient les orphelines, et les “pénitentes”, qui étaient des filles de 14 ans et plus. Aucune d’entre elles n’avait commis de délit, c’étaient juste des filles rebelles, incorrigibles, révoltées. On leur reprochait de se balader dans la rue, qui n’était pas un espace pour les filles, de faire l’école buissonnière, de faire du patin à roulettes ou même d’aller à la fête foraine. Tout cela était répréhensible en termes de mœurs.
Comment la sororité était-elle empêchée dans ces lieux?
Les femmes devaient se vouvoyer, parfois leur prénom était changé, il arrivait même qu’elles portent des numéros. Elles n’avaient aucune possibilité d’intimité, ni de se raconter leur histoire, car on pensait que le diable se cache entre deux filles -on redoutait l’homosexualité. Elles quittaient ces établissements à leur majorité, il était rare qu’elles sortent en même temps et donc, très compliqué qu’elles se retrouvent par la suite. C’est finalement Internet et les réseaux sociaux, des années plus tard, qui ont facilité les retrouvailles.
Ces institutions étaient-elles bien connues de la société, comment étaient-elles perçues de l’extérieur?
Elles étaient parfaitement connues et existaient dans bon nombre de villes françaises. On disait “si tu n’es pas sage, on va t’envoyer au Bon Pasteur”. C’était la menace. Tout le monde connaissait ces établissements, ils renfermaient “les filles de la honte”, les “mauvaises filles”, celles qui avaient “connu la vie”. Ce qui était vrai ou pas, d’ailleurs.
Quand ces institutions ont-elles fermé et pourquoi?
En 1968, les choses changent car l’État commence à regarder ce qu’il s’y passe et découvre que les conditions d’hygiène sont terribles et les filles dans un état déplorable. Avant cela, une assistante sociale visitait les lieux seulement une fois par an. Comme Michèle le raconte très bien, on mettait alors les dessus de lits du dimanche, et quand elle était partie on remballait tout, c’était terminé. Les tout derniers internats du Bon Pasteur ont fermé en 1984, mais dès la fin des années 70, il n’y a quasiment plus eu de placements.
Mauvaises filles, d’Émérance Dubas, 1h11, sortie le 23 novembre
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