Directrice artistique, metteure en scène, performeuse et comédienne, Rébecca Chaillon est une personnalité atypique de la scène théâtrale contemporaine. Portrait.
Rébecca Chaillon arrive sur scène. Elle porte une bâche en plastique dans laquelle est enroulée Elisa Monteil, son binôme. Après l’avoir recouverte de viande crue, la performeuse se met à dévorer les lamelles de bœuf et le boudin noir disposés sur le corps nu de sa partenaire. Cannibale, c’est le nom donné à cette performance librement inspirée du fait divers qui a secoué l’Allemagne en 2001, lorsqu’un homme s’est volontairement offert à l’appétit d’un autre: “Je veux mettre en scène une histoire d’amour dévorante, où l’amour est tellement fort qu’une personne en vient à manger son amant”, explique Rébecca Chaillon ce soir-là, à la sortie de sa prestation au Cirque Électrique dans le cadre du festival Jerk Off en septembre dernier.
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Quelques jours plus tard, lorsque nous la rencontrons, Rébecca Chaillon n’est plus sur les planches. Avec sa tête rasée et ses nombreux piercings aux oreilles, la jeune femme, qui se dit “catholique mais pas pratiquante”, porte une salopette avec une bretelle détachée, de grosses lunettes rectangulaires Ray-Ban et des Dr Martens délacées, enfilées comme de confortables charentaises. À 31 ans, elle fait partie de la génération montante du théâtre contemporain. Née en région parisienne d’une mère hôtesse d’accueil à la sécurité sociale et d’un père technicien rail à la SNCF, Rébecca Chaillon passe une scolarité sans accroc à Beauvais, en Picardie. Elle décroche alors un bac littéraire option théâtre: neuf heures de pratique par semaine en plus des répétitions et des dates avec Le Goupil, une troupe amateure rejointe dès le collège. S’ensuivent des études de théâtre à la Sorbonne Nouvelle, puis au Conservatoire du 20ème arrondissement de Paris. Enfin, en 2006, c’est le grand saut: Rébecca Chaillon crée sa propre troupe, La Compagnie dans le ventre.
Rebecca Chaillon au festival Jerk Off © Arthur Montagnon pour Cheek Magazine
“La Barbie noire”
Enfant, Rébecca Chaillon s’est passionnée pour les accessoires. Elle cultive aussi un goût prononcé pour les fringues, particulièrement les pièces flashy du genre grosses bottes à poils roses, vestes à froufrous et manteaux à moumoutte: “Que des trucs ignobles”, dit-elle aujourd’hui, reprenant la formule de ses camarades qui, à l’époque, la trouvaient loufoque. Aujourd’hui, la trentenaire assume: “Moi, j’adorais cette façon de me saper.” À l’époque, elle regarde en boucle les clips à la télé, écoute les Destiny’s Child, les Spice Girls et ne manque pas un numéro du magazine Star Club. À l’adolescence, elle opte pour des teintures fluos et des rajouts capillaires interminables. Quant à sa mythique paire de Buffalo, elle restera longtemps dans son placard: “J’étais très girly mais girly chelou, un peu punk”, glisse-t-elle, un sourire en coin.
“Pour certains, ma couleur de peau voulait forcément dire que j’étais africaine. Ils n’allaient pas plus loin.”
Aujourd’hui, Rébecca Chaillon habite un 50m2 dans un vieil immeuble à Montreuil, en banlieue parisienne. Chez elle, sur la cheminée condamnée, se trouve un livre d’Aimé Césaire: Cahier d’un retour au pays natal. Le sien est ici, en métropole, mais celui de ses parents, c’est la Martinique. Sur la piste de ses origines et déçue après un voyage en outre-mer, elle éprouve le besoin de chercher des repères ailleurs et part au Burkina Faso. Une façon pour elle de combattre les clichés de son enfance à Beauvais: “Pour certains, ma couleur de peau voulait forcément dire que j’étais africaine. Ils n’allaient pas plus loin”, confie celle qui, gamine, était surnommée “la Barbie noire”. “J’adorais les Barbies, se souvient l’artiste, j’y ai joué jusqu’à mes 12 ans. D’ailleurs, c’est là que je me suis rendu compte que j’aimais les filles parce que je ne faisais que des trucs entre Barbies -j’en avais rien à foutre des Ken!”
L’engagement comme mantra
Dire de Rébecca Chaillon que c’est une femme engagée revient à enfoncer une porte ouverte. Dans ses spectacles bien sûr, dans sa parole aussi et même jusque dans son corps, chez elle, tout est engagement. Une attitude quotidienne qui se prolonge jusque dans l’action sociale. En témoigne son implication depuis plus de dix ans aux côtés de la compagnie Entrées de jeu, dirigée par Bernard Grosjean. La comédienne effectue une centaine de dates par an auprès de collégiens et lycéens afin de les sensibiliser aux problématiques liées à la drogue, à la violence ou au suicide. Une implication sociale, doublée d’une conscience politique qui l’a poussée, durant une dizaine d’années, à se lever tous les samedis matins pour organiser à Balagny-sur-Thérain, des ateliers sur le vivre-ensemble et le racisme: “Des prestations adressées à un public âgé, à un endroit où les gens votent à 60% Front national”, explique-t-elle. Après toutes ces années passées au sein de ce petit village de près de 1 500 habitants dans l’Oise, Rébecca Chaillon a comme un goût d’inachevé: “Quand j’apprenais les résultats électoraux, j’étais effondrée.”
En politique, elle vote “contre la merde” et regrette d’avoir dû choisir entre Xavier Bertrand et Marine Le Pen aux dernières élections régionales. Une logique du moindre mal qui ne la satisfait pas, elle qui ne se reconnaît pas non plus dans l’offre politique actuelle: “Il n’y a aucun parti qui vise à conscientiser les problèmes structurels de racisme et d’inégalités des sexes”, affirme cette ancienne encartée au PCF -la faute à “un gars qui m’a retourné le cerveau à la fête de l’Huma”.
© Elisa Monteil
“Je peux aimer qui je veux”
Avec le corps et l’alimentaire, la sexualité fait partie intégrante de la démarche artistique de Rébecca Chaillon. Si aujourd’hui les choses se sont apaisées, ça n’a pas toujours été le cas pour celle qui n’a concrétisé son attirance pour les filles qu’à l’âge de 25 ans. Pour autant, si elle se sent maintenant “à l’aise dans la culture homo”, la jeune femme rechigne à utiliser un label pour se définir. Elle est attirée par les filles, oui, mais aussi par des garçons et elle ne sait pas si un jour, elle tombera amoureuse d’un transsexuel: “Il y a des gens qui disent queer, d’autres pansexuel. Moi, je me dis que j’aime tout le monde, que j’ai de la chance parce que potentiellement, je peux aimer qui je veux.”
Dans cette découverte identitaire et son affirmation sexuelle, le porno féministe a joué un rôle essentiel pour Rébecca Chaillon. Elle a notamment rencontré Emilie Jouvet et Sarah de Vicomte en tournant dans des clips de prévention pour l’Inpes et en faisant de la figuration dans Entre filles, on ne risque rien. Du film Too Much Pussy, Rébecca Chaillon dit qu’elle l’a trouvé “ouf”: “Ça m’a ouverte sur des questions de sexualité, je trouvais les filles magnifiques dans leur violence, dans l’acceptation de leur corps.” Le film lui a fait prendre conscience d’un “besoin d’agir” et d’une “militance nécessaire” pour défendre le droit d’aimer comme on en a envie.
C’est aussi le sujet du prochain film d’Émilie Jouvet, dans lequel jouent Rébecca Chaillon et Elisa Monteil. My Body My Rules, à l’affiche de la Biennale de l’image en mouvement de Genève en ce moment, est un film sur les corps et les sexualités dites hors-normes. Une thématique essentielle de son œuvre, si bien que la jeune artiste participait cet été sur France Culture, à l’émission Grande Traversée, consacré aux nouveaux féminismes. Autour du thème “Nos désirs font désordre”, Rébecca Chaillon a d’ailleurs lu un texte de Dorothy Allison, “un big up à toutes les personnes qui, comme moi, ont une sexualité open bar”.
Arthur Montagnon
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