Dans son dernier essai, “Le Complexe de Suez, le vrai déclin français (et du continent européen)”, le spécialiste des religions Raphaël Liogier démonte les fantasmes déclinistes et le repli du pays sur lui-même, au nom d’un complot ourdi contre la civilisation européenne. Un pur délire habilement mis à nu, sans complexe.
Si elle fut pendant plusieurs siècles le centre de gravité de l’humanité, l’Europe ne pèse plus grand-chose en termes de force politique. Le politologue spécialiste des religions Raphaël Liogier identifie précisément le moment de renversement : la crise de Suez de 1956, ce moment où le président Nasser, chef de file des non-alignés et de l’anticolonialisme, avait décidé de nationaliser le canal, passage obligé des navires commerciaux entre l’océan Indien et la Méditerranée. La France et le Royaume-Uni ne peuvent plus imposer leur vision du monde.
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Les Européens pourraient très bien ne pas en faire grand cas et s’accommoder soixante ans plus tard de cette perte de puissance ; sauf que ce prestige écorné passe mal dans les esprits chagrins et bêtement nostalgiques d’un faux paradis perdu. Comme le fait remarquer Raphaël Liogier dans son nouveau livre Le Complexe de Suez, le vrai déclin français, “un vent inquiétant” souffle depuis le début du XXIe siècle sur “ce continent européen narcissiquement meurtri” : appel au réveil des peuples, rejet de l’étranger, angoisse de l’effacement identitaire dont témoigne le fantasme de l’islamisation et les débats surréalistes, et récurrents, sur la défense des identités nationales…
“Une pathologie collective”
Ce sont tous ces motifs qu’interroge et déconstruit l’universitaire, en mêlant habilement la froideur de travaux de recherche à la provocation d’un tempérament de bateleur. Déjà auteur de livres qui exaspérèrent ses ennemis politiques – Le Mythe de l’islamisation, Ce populisme qui vient… –, Raphaël Liogier rajoute une bonne couche à la démonstration étayée qu’il fait d’une vraie “pathologie collective” : celle qu’il nomme précisément “le complexe de Suez”, selon laquelle les Européens voient aujourd’hui dans leur état l’expression d’un complot ourdi contre leur civilisation. “Contre leur Etre même”.
L’auteur rappelle qu’en lieu et place de programmes économiques et sociaux, se mettent partout en place, de manière aveugle et frileuse, des “politiques de défense des souverainetés nationales”. “Des mesures ressemblant à de l’hygiénisme culturel et de la purification identitaire sont prises” observe-t-il, signe d’une “mise en scène de la guerre des identités”.
Le point clé de ce renversement politique et de ce trouble des imaginaires culturels tient à un transfert de ce qu’il appelle “l’ethnodifférencialisme” : alors que celui-ci, au départ “ségrégatif”, se contentait jusqu’au milieu des années 2000 de valoriser la différence de l’autre, d’être simplement favorable à la diversité distante, il est devenu “intrusif”. Ce “différentialisme”, c’est à dire la manière d’envisager sa relation à l’autre et surtout la volonté de préserver sa différence vis-à-vis de lui, dérive donc d’un souci du “développement séparé” (logique ségrégative) vers une “purification active” (logique intrusive).
Du “choc” à la “guerre des civilisations”
“On passe de la protection des distances entre eux et nous à la chasse aux différences qui nous envahissent, qui semblent s’imposer à nous”, s’inquiète l’auteur. Ce déplacement ressemble ainsi au passage d’un choc des civilisations potentiel à une vraie “guerre des civilisations en cours”, puisque, si l’on suit l’opinion dominante des Européens en panique, nous serions sur le point d’être anéantis.
Nous ne serions plus chez nous, expropriés, colonisés par les autres, ne cessent de clamer les néo-réactionnaires de tous poils, dont Raphaël Liogier ne se gêne pas pour dire tout le mal qu’ils pensent de leurs délires : d’Eric Zemmour, dont l’auteur raconte l’impossibilité de se comprendre, comme en témoigna un déjeuner ici consigné, à Alain Finkielkraut et son identité malheureuse, la liste des “déclinistes” traversés par le complexe de Suez est désormais bien connue dans l’espace public.
C’est l’orientaliste Bernard Lewis qui lança en 1957 l’expression de “choc des civilisations” ; elle sera reprise dans les années 90 par son émule Samuel Huntington. Mais si Lewis gardait à l’époque une posture, différentialiste mais admirative de la civilisation musulmane, emprunte d’orientalisme, il a glissé en quelques années vers un différentialisme inquiet et intrusif.
C’est ce différentialisme, propre à l’extrême droite (incarné par exemple par le mouvement bien nommé Occident), qui infuse plus ou moins intensément aujourd’hui l’opinion publique et le champ politique, observe Raphaël Liogier. Cette panique morale explique par exemple que l’on ait pu considérer que la minorité rom – soit entre 15 000 et 20 000 personnes en tout et pour tout – était en train de prendre possession du territoire national. Cette réaction de repli qui aboutit à une attitude différencialiste (“Nous c’est nous, eux c’est eux”) ne peut être attribuée à la seule crise économique, estime Liogier.
Une lecture régressive de Lévi-Strauss
Elle traverse une opinion publique affolée, aveuglée par l’impuissance politique à l’éclairer autrement qu’en cherchant à renfermer l’Europe sur elle-même, comme la crise des réfugiés l’atteste tristement. Comment comprendre que la France, très peu ouverte en réalité, reste un des pays avec le plus faible taux d’immigrés au monde et où l’idée du repli sur soi et le rejet des étrangers soient aussi développés ? De manière dépassionnée, mais cinglante, en particulier dans la critique sévère qu’il dresse des élites intellectuelles égarées, l’auteur appelle simplement à un peu de lucidité et de modestie.
Contrairement à la lecture régressive et rétractée que Finkielkraut fait de Claude Lévi-Strauss, Raphaël Liogier rappelle que pour l’anthropologue, au contraire, l’incommunicabilité entre les peuples éloignés n’était jamais absolue mais relative. Le mélange, la mixité, l’inter-fécondation des valeurs n’est pas en soi dégénérescence, même si les individus ont le droit de préserver leur identité culturelle s’ils se sentent mieux ainsi.
C’est dans cette tension permanente et dynamique entre les rencontres et les identités, jamais fixes, que le choc des civilisations fait place au progrès de l’humanité. Et le déclin à l’éveil des consciences.
Raphaël Liogier, Le Complexe de Suez, le vrai déclin français (et du continent européen) (Le Bord de l’eau, 178 pages, 16 euros)
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