La journaliste Charlotte Bienaimé est partie à la rencontre de militantes féministes dans une partie du monde arabe. Elle en a tiré une série de portraits, qu’elle a rassemblés dans le livre Féministes du monde arabe. Interview.
Nasawiyat! sonnerait presque comme une injonction cinq années après le début des printemps arabes: ce nom, qui signifie féministe en arabe, est aussi le titre de la série de portraits de jeunes femmes militantes, réalisés par la jeune journaliste Charlotte Bienaimé et diffusés dès 2014 sur France Culture. Ce sont ces rencontres radiophoniques qui lui ont inspiré le livre, paru en début d’année, Féministes du monde arabe, Enquête sur une génération qui change le monde.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
Au commencement, il y a une amitié nouée en 2011 avec une jeune Tunisienne, Henda, frondeuse, tiraillée entre révolte et attachement à ses parents, épris de traditions mais généreux et aimants. Elle est le premier portrait du livre. Après, Charlotte Bienaimé est partie à la rencontre d’une trentaine de femmes ayant ressenti ce même besoin d’émancipation et de libération à travers la Tunisie, l’Algérie, le Maroc mais aussi l’Égypte, pays pionnier des luttes féministes à la fin du XIXème siècle. “Il n’y a pas besoin de beaucoup de mots, en deux minutes on comprend ce qu’elles vivent, leur force et leur engagement”, dit l’auteure. Cette mosaïque de femmes va à l’encontre des clichés auxquels on les associe volontiers par méconnaissance de leurs pays et de leurs cultures.
“Elles sont descendues dans la rue pour faire tomber des dictatures et ont poursuivi leurs actions avec la défense de leurs droits.”
Elles sont jeunes, moins jeunes, voilées, vierges, fiancées, mariées, divorcées, musulmanes, athées, provocatrices et toutes inventent de nouvelles façons de lutter pour les droits des femmes. “Certaines se battent pour leur autonomie, d’autres pour l’égalité juridique, économique et sociale, d’autres pour la liberté sexuelle ou la liberté de jouir de leur corps, quand certaines ont encore comme problématique la question de l’eau”, explique une jeune activiste du livre, Fedwa Misk, fondatrice du magazine marocain Qandisha, qui regrette parfois de ne s’adresser qu’à des francophones lettrées et rappelle l’immensité et la diversité des défis que cette armée de femmes aussi éclectique qu’enthousiaste est prête à affronter.
Quand on aborde les questions d’identité et d’universalité dans le monde arabe, la place des femmes n’est jamais très loin, et Charlotte Bienaimé a voulu creuser cette question au fil des pages de son livre. Interview.
En quoi les droits des femmes sont-ils liés aux différentes révolutions nationales?
Les femmes n’ont pas attendu ces révolutions pour se battre, d’ailleurs les féminismes européen et arabe sont quasiment nés au même moment. Ce qui est certain, c’est qu’il y a depuis un souffle d’espoir: elles sont descendues dans la rue pour faire tomber des dictatures et ont poursuivi leurs actions avec la défense de leurs droits. Il s’agit d’un combat indissociable, car l’égalité hommes-femmes est selon elles la condition sine qua non à l’instauration de réelles démocraties. Mais bien souvent, l’histoire se répète et comme c’était le cas au moment des indépendances, après les manifestations, on les invite à rentrer à la maison. Seule la Tunisie de Bourguiba avait alors instauré des lois égalitaires, ce qui explique l’avance de ce pays par rapport à d’autres. Et quand je pense aux Tunisiennes rencontrées, je sais que la révolution est encore en cours. Il y a des débats très poussés au sujet de la sexualité sur les réseaux sociaux, et les milieux révolutionnaires s’interrogent sans cesse sur la question de l’égalité des sexes. Mais cela prendra encore du temps à jaillir dans le cercle familial.
Quelles différences existent entre l’ancienne et la nouvelle génération de féministes?
Les outils pour militer sont très différents et influent forcément sur la façon de s’engager. Les réseaux sociaux ont été un énorme outil d’émancipation et de partage d’expérience: les jeunes féministes se rencontrent sur Internet et créent des collectifs IRL, ainsi beaucoup d’actions germent sur la toile pour éclore ensuite dans la rue. En médiatisant des affaires, elles sont parvenues seules à faire bouger les lignes, notamment après le suicide d’une jeune Marocaine forcée d’épouser son violeur, le code pénal a été amendé. Les jeunes féministes réclament plus d’horizontalité et savent que la clé est l’éducation, afin de toucher toutes les couches de la population. Au Maroc, les femmes dans les campagnes sont totalement abandonnées, entre analphabétisme et fracture numérique, et ignorent encore tout de leurs droits acquis.
Charlotte Bienaimé, DR
Il n’y a donc pas un féminisme arabe mais des féminismes arabes?
Oui, car même au sein de cette jeune génération, il existe de nombreuses différences: certaines cherchent à y aller en douceur et trouvent leur compte en militant dans des associations classiques. D’autres ont cultivé une méfiance ambivalente face au féminisme historique récupéré par le pouvoir, estimant toutefois qu’il était nécessaire afin d’aboutir à des lois plus égalitaires. Puis, il y a aussi des filles qui refusent toute concession et se revendiquent d’un féminisme “hardcore” qui doit oser aborder toutes les questions, quitte à choquer.
Athées et musulmanes peuvent-elles s’entendre sur des questions comme celle de l’avortement?
Je ne suis pas certaine que cette ligne de partage entre croyantes et laïques soit pertinente dans les pays arabes. J’ai rencontré des féministes voilées qui étaient pour les relations sexuelles avant le mariage et pour l’IVG car les avortements clandestins mettent trop de femmes en danger. Comme il y a des laïques qui refusent de revendiquer la légalisation de ce dernier pour des questions d’agenda politique et parce qu’elles ne veulent pas choquer la culture du pays. Les femmes qui veulent revoir les textes sacrés et les réinterpréter de façon féministe font un travail diffèrent des laïques qui abordent d’autres thématiques sociétales. Par exemple, sur la question de l’inégalité de l’héritage (Ndlr: dans la tradition musulmane, les femmes n’ont droit qu’à une demi-part de l’héritage paternel), toutes sont d’accord!
“Le harcèlement de rue reste tabou dans les familles car il implique une remise en question d’un système patriarcal.”
Qu’est-ce que le terrorisme sexuel dont tu parles dans le livre?
Cette expression vient des féministes égyptiennes, qui ont subi, lors des rassemblements sur la place Tahrir, des actes qui étaient au-delà du harcèlement sexuel, en étant prises à partie par des dizaines d’hommes les touchant ou les violant. Il pèse le soupçon que certaines agressions ont été organisées par le régime ou d’autres groupuscules pour dissuader les femmes d’aller manifester. Puis, l’effet de groupe a incité d’autres hommes à se mêler aux agressions. Elles ont employé ce terme de terrorisme pour dénoncer l’organisation et l’utilisation de la violence contre les femmes afin d’empêcher les mouvements sociaux d’aboutir.
Le harcèlement de rue semble rester un problème majeur pour toutes ces femmes, comment l’expliques-tu?
Rien ne change du jour au lendemain. L’Égypte, où 99% des femmes en ont été victimes, a promulgué en 2013 une loi qui criminalise le harcèlement sexuel. Si, dans les faits, il faut oser porter plainte ou même que le policier accepte votre déposition, cela signifie une reconnaissance, ce qui est déjà énorme. En Algérie, c’est aussi une pression constante, on a l’impression qu’on n’a même plus le droit d’être là, de marcher pour autre chose que sortir étudier, travailler ou faire des courses! Ce sujet reste cependant tabou dans les familles car il implique une remise en question d’un système patriarcal. Certains tentent de l’expliquer par la frustration des hommes face au chômage, lequel engendre un recul de l’âge du mariage, mais l’argument est pernicieux car il y a aussi des hommes plus âgés, mariés et même des polygames qui harcèlent! D’après les féministes interviewées dans le livre, les hommes se sentent souvent confortés par le pouvoir, qui autorise tacitement à harceler les femmes. Mais pour démontrer cela, il faudra des années.
Un des chapitres de ton livre concerne la révolution sexuelle, est-elle en marche?
J’ai le sentiment qu’elle est en cours. En Tunisie, tout se fait mais on ne le dit pas, ce n’est ni admis ni revendiqué, on n’est pas encore dans la phase où ça explose. Même en Algérie, où il n’y a pas eu de révolution et où règne un certain désespoir, il y a quelque chose qui bout. Les jeunes générations sont en train d’étouffer, ça ne peut pas rester comme ça. Mais faut-il appeler ça une révolution sexuelle? Je cite plusieurs fois l’Égyptienne Shereen El Feki, qui parle de révolution du plaisir et d’évolution sexuelle, car nous ne sommes pas dans une rupture radicale ni en mai 68. Personnellement, j’ai quand même envie d’utiliser ce terme de révolution sexuelle car dans les faits, tout y est: la contraception, l’IVG, les maladies sexuellement transmissibles…
Sont-elles soutenues par des hommes?
J’ai parfois été gênée à l’idée de donner une caricature de l’homme machiste dans ces pays. Il y a une réalité qu’il ne faut pas nier et que les jeunes féministes dénoncent. Mais nombreux sont ceux qui s’engagent à leurs côtés. J’ai d’ailleurs essayé de faire entendre les hommes à travers les histoires de certaines filles: l’une d’entre elles m’a raconté que son père était son seul soutien au sein de sa famille, l’autre comment son père l’a aidée dans son projet d’entreprise.
Quelles sont les femmes qui t’ont le plus marquée?
Elles m’ont évidemment toutes bouleversée, mais je pense souvent à Atika, qui aide des femmes algériennes à avorter clandestinement; elle est extrêmement forte et engagée, mais d’un autre côté, son quotidien est si dur qu’on ressent un certain désenchantement et une terrible difficulté de vivre. Tout comme ces jeunes filles qui ont monté dans une petite ville très conservatrice d’Algérie un collectif pour réinvestir la rue: elles sont si joyeuses quand elles se réunissent, puis elles se séparent et sont à nouveau seules face au harcèlement. J’ai été touchée par cette forte solidarité entre elles dans ce contexte difficile que connaît l’Algérie, où le désespoir et la mélancolie sont palpables. C’est le seul pays où cela stagne, même le Maroc a connu un mouvement social.
Es-tu optimiste pour toutes ces femmes?
Je suis de nature optimiste, et quand on les entend on ne peut que l’être! Aujourd’hui, il y a beaucoup plus d’espoir en Tunisie qu’en Égypte où les libertés d’expression sont à nouveau bafouées, il est compliqué de se parler sur les réseaux sociaux et déconseillé d’avoir Facebook sur son portable par exemple. Un jour, en Algérie, Marwa une militante m’a dit: “Je ne perds pas le souffle parce que je n’ai pas le choix. Si je ne suis pas optimiste, je ne continuerai jamais et la pire situation serait de dire ‘je n’ai plus d’espoir et je laisse tomber’.” Je pense qu’il faut se suffire de cette réponse et l’être, sinon le combat s’arrête. Ce ne sera pas pour demain, mais il y aura d’autres révolutions, c’est certain!
Propos recueillis par Laura Soret
{"type":"Banniere-Basse"}