Il y a cinquante ans, le 14 novembre 1967, Guy Debord publie « La Société du spectacle », un livre culte, passé à la postérité à la suite de Mai 68. Mais comment l’expression a-t-elle été reçue et réinterprétée jusqu’à devenir aujourd’hui un poncif ?
Quand Guy Debord (1931-1994) a proposé « La Société du spectacle » comme titre de l’essai sur lequel il travaillait depuis 1963 à son éditeur, Edmond Buchet, celui-ci n’était pas d’accord. Il craignait que le lecteur s’attende à un texte sur le théâtre. L’intellectuel révolutionnaire aux petites lunettes rondes a cependant tenu bon, et le titre est resté. Aujourd’hui, alors que cet ouvrage mythique a été publié il y a cinquante ans, le 14 novembre 1967, l’expression est passée dans le langage courant. A croire que la théorie contenue dans les 221 thèses du cofondateur de l’Internationale situationniste n’a pas pris une ride.
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« On ne peut pas ouvrir un journal sans tomber sur une référence appuyée à Guy Debord. Le titre [La Société du spectacle] est lui aussi un poncif », disait ainsi Jérôme Garcin le présentateur du Masque et la Plume sur France Inter, déjà en 1992. Le sociologue Jean Baudrillard déplorait aussi ce « malentendu » en 1999 sur France Culture : « Les situationnistes sont devenus une sorte de référence obligée. La Société du spectacle fait partie de n’importe quel discours ministériel »*.
C’est bien là le paradoxe : l’espace médiatique et politique est saturé de références à ce bréviaire révolutionnaire au style aride et aux références obscures. Même le ministre de l’Économie Hervé Gaymard (UMP) s’est fendu d’une saillie bien sentie sur « cette société du spectacle qui tourne en boucle, se nourrit d’elle-même », en 2005, devant des étudiants d’une école de commerce. Comment expliquer cette remarquable postérité, qui éclipse même un autre fameux manifeste situationniste paru simultanément, le Traité de savoir-vivre à l’usage des jeunes générations, de Raoul Vaneigem ?
"La Société du spectacle", de Guy Debord, a 50 ans aujourd'hui. Le numéro collector @lesinrocks en sept 97, trois ans après sa mort pic.twitter.com/KwvyzyrBF3
— Mathieu Dejean (@Mathieu2jean) November 14, 2017
« La Société du spectacle fournit un éclairage théorique à Mai 68″
Le premier élément d’explication réside dans un événement qui a enveloppé La Société du spectacle d’une aura sulfureuse et lui a conféré un statut prophétique : le déclenchement de Mai 68. Six mois après sa parution, certains des aphorismes contenus dans l’ouvrage se retrouvent dans les slogans des enragés, et témoignent de son influence – et de celle des situationnistes – sur les événements : « Ne travaillez jamais », « Je prends mes désirs pour la réalité car je crois à la réalité de mes désirs », etc. « La Société du spectacle a véritablement été le best-seller de Mai 68, même s’il y a eu beaucoup d’autres livres très populaires. Les situationnistes – et Debord en particulier – se sont positionnés, mis en scène, comme ayant été essentiels dans le déclenchement de Mai 68. Ils incarnent précisément cet esprit », explique Vincent Kaufmann, professeur de littérature au MCM Institute de l’Université de St. Gall en Suisse, auteur de Dernières nouvelles du spectacle et de Guy Debord, La révolution au service de la poésie.
De fait, dès la rentrée universitaire de 1966, les situationnistes publient une brochure anonyme qui synthétise déjà la contestation étudiante, intitulée De la misère en milieu étudiant. « C’est a posteriori que La Société du spectacle fournit un éclairage théorique à ce qui s’est passé. Il montre que la société spectaculaire est non seulement dans la production économique, mais aussi dans la manière de vivre des jeunes en particulier », souligne l’historienne Anna Trespeuch-Berthelot, auteure de L’Internationale situationniste. De l’histoire au mythe, et de Guy Debord ou l’ivresse mélancolique.
« Le spectacle n’a fait que rejoindre plus exactement son concept »
Par la suite, le livre de Guy Debord circule et se transmet de génération en génération. Alors qu’il n’est pas étudié à l’université en France, sa lecture est recommandée par les vétérans de Mai 68 et par leurs héritiers, comme un rite initiatique : « Le livre en lui-même est bâti sur le mythe platonicien de la caverne : Debord utilise les termes ‘simulacre’, ‘faux semblant’, ‘falsification’, ’illusion’… Il a une démarche qui consiste à éclairer le monde capitaliste et consumériste dans lequel on vit. C’est ce qui fait son statut à part dans l’histoire de la pensée », explique l’historienne.
L’auteur lui-même organise le rayonnement de son essai, en l’adaptant au cinéma en 1974, en écrivant des préfaces aux éditions étrangères, et en publiant Commentaire sur La Société du spectacle, en 1988. A chaque fois, il prend bien soin de souligner l’actualité inaltérable de sa critique, comme en 1979 dans l’introduction de la quatrième édition italienne où il écrit : « Le spectacle n’a fait que rejoindre plus exactement son concept ». « Il enfonce le clou, il montre qu’il avait raison contre tous, et cette conviction a beaucoup pesé sur la réception de l’œuvre », estime Anna Trespeuch-Berthelot.
« Le spectacle s’est autonomisé. Il est là pour qu’on lui accorde notre attention »
Aujourd’hui, l’usage du terme dépasse largement le nombre de lecteurs réels de l’ouvrage, que ce soit pour critiquer les médias, la « politique spectacle », le « sport spectacle » ou encore la « spectacularisation » des écrivains. Debord se serait-il fait débordé ? Pour Vincent Kaufmann, la postérité du terme est surtout due au flou conceptuel qui l’entoure : « Si le terme ‘spectacle’ est aussi populaire, c’est que dans la théorie de Debord, il est difficile à saisir, pour ne pas dire insaisissable. C’est une synthèse de plusieurs concepts marxistes qui existaient avant, comme le ‘fétichisme de la marchandise’, ‘l’aliénation’, ‘l’idéologie’. Pour lui, c’est tout ce que la société marchande veut nous faire faire, être et croire. C’est très large. »
De plus, si le système économique et la société de consommation ont radicalement évolué depuis 1967, le spectacle en lui-même n’a pas disparu. Il a simplement changé de nature, comme l’explique Vincent Kaufmann : « Si la société est spectaculaire, elle l’est d’une manière très différente d’il y a cinquante ans. En 1967, on consommait des objets industriels de toute sorte. Aujourd’hui, nous sommes dans une économie du savoir, de l’information, et donc de l’attention – qui est la chose la plus précieuse pour ceux qui ont quelque chose à vendre. C’est pourquoi la spectacularisation se renforce : le spectacle s’est autonomisé. Il n’est plus là pour faire croire aux vertus du capitalisme ou de la consommation, mais pour qu’on lui accorde notre attention. »
Reste que, contrairement à d’autres courants politiques, le mouvement situationniste, qui s’est auto-dissout en 1972, n’a pas été remis en cause par la chute du Mur de Berlin et la fin de la Guerre Froide. Il a donc des héritiers contemporains – de la revue Tiqqun à des auteurs comme Anselm Jappe ou Mehdi Belhaj Kacem – pour porter sa critique en théorie et en actes.
*Citations extraites de l’article « Les vies successives de La Société du spectacle de Guy Debord », d’Anna Trespeuch-Berthelot, dans Vingtième Siècle. Revue d’histoire 2014/2 (N° 122)
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